Soixante-dix ans après sa création, le franc CFA est toujours en vigueur dans les ex-colonies africaines de la France. Cette monnaie est pourtant très critiquée par des économistes africains. Mais les dirigeants des États concernés ne contestent pas ce système anachronique, clé de voûte de la Françafrique, parce qu’ils en profitent et parce qu’ils ont peur de Paris.
C’est une affaire qui dure depuis plusieurs décennies, mais qui est ignorée, voire cachée : la France est le seul État au monde qui gère encore la monnaie de ses ex-colonies plus de 70 ans après leur « indépendance ». Le franc CFA (FCFA), utilisé par 14 pays africains et les Comores, reste en effet sous la tutelle du ministère français des finances. En Afrique, de plus en plus de voix s’élèvent pour protester contre ce dispositif, vu comme perpétuant la domination française, mais aussi pour tirer la sonnette d’alarme : beaucoup d’économistes, en particulier, estiment que le FCFA handicape les pays qui l’utilisent.
Le FCFA a été créé officiellement le 26 décembre 1945. Six ans avant, la France avait mis sur pied une « zone franc » en instaurant une législation des changes commune au sein de son empire colonial, au début de la Seconde Guerre mondiale. L’objectif : « se protéger des déséquilibres structurels en économie de guerre » et continuer à s’alimenter en matières premières à bas prix auprès de ses colonies. CFA signifiait « colonies françaises d’Afrique » puis, à partir de 1958, « communauté française d’Afrique ». Lorsque la France a accordé l’indépendance à ses colonies africaines, au début des années 1960, elle leur a imposé la reconduction du système de la zone franc. Le FCFA est alors devenu franc de la « communauté financière africaine » en Afrique de l’Ouest, et franc de la « coopération financière en Afrique centrale » pour l’Afrique centrale.
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La zone franc compte en effet deux sous-ensembles en Afrique : l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uémoa) composée de huit pays (Bénin, Burkina, Côte-d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo) et la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cémac) qui rassemble six États (Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée-Équatoriale et Tchad). Chacune a sa banque centrale : la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à Dakar, et la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC), à Yaoundé. Les billets et pièces de monnaie de la Cémac ne sont pas utilisables au sein de l’Uémoa et vice-versa.
La zone franc repose sur quatre principes :
1- Le Trésor français garantit la convertibilité illimitée du FCFA en euro (autrefois le franc français) ;
2- La parité du FCFA avec l’euro est fixe ;
3- Pour assurer cette parité, les réserves de change des pays de la zone franc sont centralisées dans leurs banques centrales, qui doivent en déposer la moitié sur un compte courant dit « compte d’opérations », logé à la Banque de France et géré par le Trésor français ;
4- Les transferts de capitaux entre la zone franc et la France sont libres.
Pour la France, et par extension l’Europe depuis le passage à l’euro, ces règles sont intéressantes sur le plan économique. Grâce à la parité FCFA/euro, l’Hexagone peut continuer à acquérir des matières premières africaines (cacao, café, bananes, bois, or, pétrole, uranium…) sans débourser de devises, et ses entreprises peuvent investir dans la zone franc sans risque de dépréciation monétaire. Ces dernières, grâce à la libre circulation des capitaux, rapatrient leurs bénéfices en Europe sans entrave. Les multinationales comme Bolloré, Bouygues, Orange ou Total en profitent tout particulièrement. « Le système permet d’assurer les profits des groupes européens qui ne paient rien pour cette garantie : ce sont les citoyens africains qui, via les réserves de change placées au Trésor français, paient la stabilité du taux de change », observe Bruno Tinel, maître de conférences à Paris 1.
Ces fameuses réserves déposées sur les « comptes d’opérations » rapportent un peu d’argent à la France. Certes, la BEAC et la BCEAO gagnent sur ces avoirs, mais les rendements sont faibles, car ces derniers sont alignés sur la politique monétaire très accomodante de la Banque centrale européenne : ils leur sont « rémunérés au taux de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne (BCE) (1,5 % depuis le 11 juillet 2012) pour la quotité obligatoire des dépôts, et au taux minimum des opérations principales de refinancement de la BCE (0,75 % depuis le 11 juillet) pour les avoirs déposés au-delà de la quotité obligatoire », selon le site de la direction générale du Trésor français. Pendant ce temps, rien n’empêche ledit Trésor de placer ces avoirs africains à des taux plus intéressants, lorsque les circonstances monétaires le permettent, et de récupérer la différence.
En 1996, le président du Gabon, Omar Bongo, a expliqué : « Quand vous demandez à un Français dans la rue, il vous dira : “Ah, pour l’Afrique, on dépense beaucoup d’argent.” Mais il ne sait pas ce que la France récolte en retour, comme contrepartie. Un exemple : nous sommes dans la zone franc. Nos comptes d’opérations sont gérés par la Banque de France, à Paris. Qui bénéficie des intérêts que rapporte notre argent ? La France. » Une chose est certaine : les réserves de change africaines permettent à la France de payer une petite partie de sa dette publique : 0,5 %, selon les calculs de Bruno Tinel. En 2014, les réserves placées sur les comptes d’opérations étaient de 6 950 milliards de FCFA, soit 10,6 milliards d’euros.
«Les taux de croissance de la zone CFA sont moins élevés sur les dix dernières années»
Le pire, c’est que les mesures strictes imposées à la zone franc ne la mettent pas à l’abri d’une dévaluation, comme en 1994 : cette année-là, Paris a, contre l’avis des chefs d’État africains, divisé par deux la valeur du FCFA. La raison : les « comptes d’opérations » étaient devenus pour la première fois débiteurs, faisant passer le taux de couverture de l’émission monétaire des pays de la zone franc en dessous de 20 %, défini comme le seuil minimal. Normalement, la France aurait dû combler le déficit de ces « comptes d’opérations », mais ne l’a pas fait. « En dévaluant, la France n’a pas joué son rôle d’assureur », constate Kako Nubukpo. L’épisode a montré qu’en réalité « ce sont les réserves des pays de la zone franc qui ont toujours couvert leur émission monétaire. Ce que la France apporte, c’est la confiance, et pas quelque chose de matériel », ajoute l’économiste.
Paris, qui affirme prendre de gros risques en s’engageant à venir au secours des banques centrales lorsqu’elles épuisent leurs réserves, surévalue donc son rôle véritable. Il faut en plus « relativiser l’impact » éventuel des déficits des comptes d’opérations sur le budget de la France, soulignent les économistes Francis Kern et Claire Mainguy : « En 1993, seule année de la décennie où la BEAC a été déficitaire (79 milliards de francs CFA), ce solde ne représentait que 0,58 % du déficit public français (293 milliards de FF en 1993). De tels pourcentages ne peuvent remettre en question les objectifs de politique économique de la France. De plus, à cette même période, l’excédent de la BCEAO compensait ce déficit de la BEAC et, depuis lors, les comptes d’opérations des deux banques centrales sont largement excédentaires. » En Afrique, la dévaluation a produit un choc violent : les prix des biens importés, comme les médicaments, ont doublé. L’opération a au contraire permis à la France de réduire le prix de ses importations africaines, tandis que ses entreprises travaillant dans la zone franc ont pu augmenter leurs exportations. Parmi les acteurs de cette dévaluation, il y avait Nicolas Sarkozy, ministre français du budget ; Michel Roussin, ministre français de la coopération et actuel haut responsable du groupe Bolloré ; Christian Noyer, directeur du Trésor ; Michel Camdessus, directeur du FMI ; Alassane Ouattara, ex-cadre du FMI, premier ministre et devenu en 2011 président de Côte-d’Ivoire.
Pour les économistes, ce n’est pas un hasard si 11 des 14 pays africains de la zone franc sont aujourd’hui classés parmi les pays les moins avancés. « Les taux de croissance de la zone CFA sont moins élevés sur les dix dernières années » par rapport aux autres pays d’Afrique, a reconnu le rapport « Afrique France : un partenariat pour l’avenir », remis en 2013 aux autorités par l’ex-ministre Hubert Védrine. Si le FCFA n’est pas la seule explication à cette situation, il y contribue grandement.
En Afrique, les problèmes causés par le FCFA, sujet longtemps tabou, sont de plus en plus souvent évoqués dans des émissions de télévision, des conférences publiques, les réseaux sociaux. En France, des initiatives visent à informer les décideurs et l’opinion publique : si le système de la zone franc est resté aussi longtemps figé, c’est en partie parce que l’omerta a longtemps prévalu à son propos. La fondation Gabriel Péri a ainsi consacré un colloque sur l’avenir de la zone franc en 2015 et, lors de la Journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage, le 10 mai 2016, le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), a demandé la fin du « système du franc CFA ». Un ouvrage collectif, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire, codirigé par les économistes Kako Nubukpo, Demba Moussa Dembélé, Bruno Tinel et Martial Ze Belinga, doit aussi être publié par les éditions La Dispute en septembre 2016.
Au-delà de la sensibilisation, les adversaires du FCFA proposent évidemment des solutions de rechange. Des économistes plaident pour la création de monnaies nationales, voire régionales. D’autres envisagent des solutions évolutives, qui s’appuieraient sur les institutions déjà existantes. En 2015, une pétition a demandé « la fin de l’arrimage fixe et exclusif des monnaies de la zone franc à l’euro et l’instauration de contrôles sur la transférabilité des capitaux dans cette zone ». Une des idées avancées par beaucoup consisterait à instaurer pour le FCFA actuel un système de change flottant, calculé sur un panier de monnaies. Serge Michailof, ancien de l’Agence française de développement (AFD) et de la Banque mondiale, prône ainsi « une parité qui peut s’ajuster en fonction des événements et de la conjoncture internationale » afin d’éviter l’actuelle surévaluation du FCFA. Cela paraît d’autant plus indispensable que les importations africaines proviennent de moins en moins d’Europe. À propos des règles imposées à la zone franc, « il faut au minimum plus de flexibilité : il faut revoir les taux d’inflation autorisés et définir une inflation cible en fonction du taux de croissance. Il faut aussi revoir le taux optimal de couverture de l’émission monétaire et savoir sur quelle base on le détermine », dit Kako Nubukpo.
Le FCFA est tributaire des événements de la zone euro plutôt que de ceux de la zone franc
Les défenseurs du FCFA, plus nombreux en France qu’en Afrique, affirment qu’il est une chance pour ses utilisateurs, qu’il les a aidés à construire une intégration économique régionale, qu’il leur assure une bonne stabilité macroéconomique. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France entre 2003 et 2015, a déclaré en 2012 : « Les cinquante dernières années ont montré que la zone franc était un facteur favorable au développement. » Mais beaucoup d’économistes africains affirment exactement le contraire, avançant plusieurs raisons, dont deux principales. La première est liée à l’arrimage à l’euro : cela rend le FCFA tributaire des événements de la zone euro plutôt que de ceux de la zone franc, et lui donne par conséquent la même valeur, forte, que l’euro, sans lien avec le contexte de ses pays utilisateurs. Cette surévaluation du FCFA a des conséquences : les États de la zone franc, dont les économies sont parmi les plus faibles du monde, ne développent pas leur industrie et ne modernisent pas leur agriculture, puisque cela leur revient moins cher d’importer des produits manufacturés et agricoles à bas coût, explique Bruno Tinel.
À l’inverse, leurs exportations sont peu compétitives. Les États de la zone franc sont donc toujours des fournisseurs de matières premières non transformées. Comme ils produisent souvent les mêmes, ils échangent très peu entre eux, bien qu’ils aient la même monnaie. Le commerce intrarégional est du coup faible et pas porteur de développement. Le fait que, contrairement à ce qui s’est fait en Europe, l’intégration monétaire ait précédé l’intégration économique est loin d’être une réussite.
Seconde grande raison qui fait du FCFA un obstacle au développement : le maintien à tout prix de sa parité avec l’euro. Pour que cette dernière soit assurée, les États de la zone franc se voient imposer des taux d’inflation très bas, proches de ceux de la Banque centrale européenne : ceux de l’Uémoa ne doivent pas dépasser 2 % et ceux de la Cémac 3 %. Les banques nationales rationnent par conséquent les crédits aux entreprises. Si bien que ces derniers représentent seulement 23 % du PIB dans la zone franc, contre environ 150 % en Afrique du Sud et plus de 100 % dans la zone euro.
« La mise en œuvre de la limitation du financement monétaire des États […] crée une contrainte forte et salutaire pour les budgets des États », a affirmé Christian Noyer. Le problème, c’est que les taux choisis ne sont pas adaptés à des économies en développement. « Nous sommes soumis aux impératifs de la Banque centrale européenne, obnubilée par la discipline budgétaire et la lutte contre l’inflation, alors que la priorité de nos pays sous-développés devrait être l’emploi, l’investissement dans les capacités productives, la création d’infrastructures. Ce qui implique une plus forte distribution de crédits au secteur privé comme au secteur public », soutient depuis plusieurs années l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé. Ex-ministre togolais de la prospective, Kako Nubukpo est du même avis : « On n’a pas d’émergence sans crédit et plus d’inflation inciterait à investir. Il y a une contradiction entre le discours sur l’émergence, qui demande des financements importants, et le système du FCFA. Nos politiques monétaires ne tiennent pas compte de l’objectif de croissance », dit-il à Mediapart. Il se désole de voir les banques nationales posséder d’importantes surliquidités inutilisées du fait du rationnement du crédit et les États obligés d’emprunter sur les marchés internationaux à des taux élevés, supérieurs à ceux de la BEAC et de la BCEAO.
Par Fanny Pigeaud
Deuxième volet : entre domination et «servitude volontaire»