De la fin de la période coloniale jusqu’au début des années 1990, la grande majorité des Africains vivaient sous des régimes civils ou militaires. Capitalistes ou socialistes, les adjectifs importaient peu. La décolonisation n’ayant guère ouvert la voie à la démocratie, il s’agissait généralement de régimes de parti unique à la tête desquels se trouvait un tyran. En Afrique australe, où les Européens avaient établi des colonies de peuplement à diverses phases de la longue expansion impérialiste, la ségrégation raciale était la loi. Les Nègres n’étaient tout simplement pas des sujets politiques de droit, et tout le reste découlait de ce principe fondamental.
Après la chute du mur de Berlin, d’importants mouvements protestataires portés pour l’essentiel par une coalition hétéroclite de forces autochtones avaient conduit à une relative libéralisation du champ politique, à la fin des partis uniques et à l’arrimage de nos économies aux principes du marché. C’était dans la foulée du déclin et de la disparition du communisme en Europe de l’Est, avant ce que l’on appellera plus tard « les printemps arabes ».
Le futur bloqué
Près d’un quart de siècle après ces expériences de mobilisation, le paysage n’est guère reluisant. Aujourd’hui, à peine cinq Etats postcoloniaux peuvent se targuer d’être des régimes véritablement démocratiques. Pour tous les autres, la démocratie demeure une métaphore. Certes, les coups d’Etat militaires sont devenus rares, mais dans bien des cas, la politique est toujours vécue comme une forme à peine simulée de la guerre, tandis que la force armée en tant que telle est loin d’être le monopole des Etats constitués. Les marchés de la violence ne cessent de proliférer, et le fusil est en passe de devenir un outil de travail comme un autre.
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Par contre, à peu près partout, le multipartisme est devenu la règle. Mais dans beaucoup de pays, notamment en Afrique centrale, l’alternance démocratique est inconnue. Le cycle politique de la nation se confondant avec le cycle biologique du tyran, évoquer en public la mort de ce dernier relève du blasphème. Le pouvoir ne change de mains qu’à sa mort, à l’occasion de sa fuite à l’étranger ou lors de successions manipulées. Là où ils ont néanmoins eu lieu, les changements de dirigeants ne se sont guère soldés par des transformations systémiques tant dans la pratique institutionnelle que dans la culture du pouvoir. Souvent, les choses ayant pris un cours plus néfaste qu’auparavant, beaucoup, frappés par un mélange de nostalgie et de mélancolie, se sont retrouvés à souhaiter le retour au passé.
L’on n’est donc pas sorti de la crise de légitimité qu’accusaient maints régimes politiques africains avant la libéralisation relative des années 1990. Sur le plan philosophique et culturel, cette crise avait pour cause principale leur incapacité à débloquer le futur. L’absence de tout futur qui serait qualitativement différent du présent n’a guère été surmontée. A de rares exceptions près, la mécanique des élections est partout enrayée. Celles-ci font l’objet de trucages généralement cautionnés par les observateurs internationaux. Loin d’être des catalyseurs de changement, les cycles électoraux sont devenus synonymes de cycles sanglants. Les « démocraties a l’africaine » ont montré qu’elles pouvaient se conjuguer à presque tous les genres – restaurations autoritaires, successions de père en fils, pouvoirs à vie, voire changements à la tête de l’Etat impulsés par des mouvements armés ou par des forces étrangères appuyées par des mercenaires.
En réalité, plusieurs régimes autoritaires ont entrepris – et parfois réussi – leur mutation au début de ce siècle. S’appuyant sur la dérégulation et la privatisation d’économies autrefois régentées par l’Etat, ils ont su greffer leurs pouvoirs sur les réseaux de la finance et de l’extraction à l’échelle globale, qui leur confèrent une relative immunité. Ce faisant, ils ne sont plus comptables devant leurs sociétés.
Par contre, ils ont pu s’acheter de puissants appuis au sein de celles-ci. Mises ensemble, ces forces dont on ne saurait négliger les dimensions internationales défendent le statu quo. Elles sont les mieux organisées. Elles disposent de la force des armes, de l’argent, de solides réseaux locaux et internationaux. Elles édictent des lois qui leur sont favorables et disposent de tribunaux pour les appliquer ou, le cas échéant, pour les ignorer et les contourner. Ce bloc au pouvoir n’est pas dénué de contradictions internes. Avec les élites qui en ont pris la tête et ont « capturé » l’Etat, il est en partie le résultat de l’économie d’extraction lorsqu’elle se greffe aux circuits de la financiarisation.
Résistances sporadiques et informelles
Face à ce bloc mû par une véritable conscience de classe et déterminé à défendre ses intérêts jusqu’au bout, voire à changer de camp si les circonstances l’imposent et pourvu que le système reste en place, la société ne parvient guère à faire corps. Encore moins à faire mouvement. La multiplication des organisations non gouvernementales, la prolifération des pasteurs et de leurs églises, la libéralisation des médias, l’accès aux nouvelles technologies n’ont guère permis l’émergence de véritables contre-élites et contre-pouvoirs. En dépit de résistances sporadiques et informelles, les sociétés ont montré qu’elles pouvaient presque tout encaisser – les guerres sanglantes, les épidémies et calamités les plus horribles, les désastres écologiques et leurs cortèges de famines et de sécheresses, des niveaux vertigineux de brutalité sociale et d’inégalités économiques, voire des massacres et au moins un grand génocide.
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Au fond, comme à l’époque coloniale, de nombreux Africains n’ont pas seulement l’impression d’être privés de futur et par conséquent de n’avoir rien à perdre. Très peu d’Africains sont libres de choisir leurs dirigeants ou de se débarrasser, par des moyens pacifiques, de ceux dont ils ne veulent plus.
Gouvernés pour l’essentiel contre leur consentement, nombreux sont ceux qui ne croient plus en la démocratie. Certains, désormais, luttent contre le concept. D’autres contestent ce dernier par toutes sortes de moyens. La plupart rêvent d’un homme fort et providentiel, à qui ils pourraient déléguer toute responsabilité à l’égard de leur vie et de leur avenir. D’autres encore sont en quête de meneurs capables de tout détruire, convaincus que rien de ce qui renaîtra ne sera pire que ce qui existe dans le présent.
Si tel est effectivement le moment historique dans lequel nous nous trouvons, alors la question se pose de plus en plus de savoir pourquoi ces tyrannies durent autant. Comment se fait-il que la plupart des tentatives visant à les renverser se soldent par de retentissants échecs alors même que la demande de transformation radicale n’a jamais été aussi manifeste ? Admettons qu’il faille les renverser. Par quoi les remplacerait-on ? Comment penser ce changement et le mettre en pratique, et avec quelles forces sociales ? Ou faut-il puiser les énergies et les formes d’organisation et de leadership susceptibles de nourrir et d’animer l’entreprise du changement ?
Ayant longtemps fait l’objet d’un abandon quasi intégral de la part des penseurs et des mouvements sociaux, ces questions se posent désormais avec acuité. Plusieurs réponses y sont apportées, et elles varient en fonction des histoires spécifiques des Etats africains. Des dynamiques transcontinentales se font jour. Des convergences aussi. Ici et là, elles ont abouti à des résultats relativement significatifs. Dans certains pays, beaucoup s’efforcent de surmonter la peur qui aura tétanisé les esprits pendant plus d’un demi-siècle – celle des arrestations arbitraires, des détentions illimitées, des cris qui montent des chambres de torture, du bannissement dans les prisons du pays ou en exil. Ils cherchent, à tâtons, les voies de sortie de « la longue nuit ».
La question du changement historique se pose par ailleurs à un moment où la colère, la rage et l’impatience ne cessent de monter, et avec elles l’hystérie, le désespoir et la tentation de démission, voire de la fuite au loin. Bien que compréhensibles, ces affects empêchent de réfléchir froidement face à un monstre de plus en plus froid, cynique et déterminé, mais en même temps de plus en plus conscient de ses faiblesses, et donc hésitant.
Cette faiblesse de la pensée et l’illusion selon laquelle elle pourrait être compensée par davantage d’activisme constituent l’une des raisons les plus graves des impasses actuelles.
Quel est en effet le contexte ? Un cycle culturel arrive à sa fin, avec l’apparition sur la scène sociale des « générations perdues », les premières à avoir fait, sans médiation, l’expérience de la brutalité néolibérale en Afrique et des ravages qu’elle aura causés dans ces pays négativement exposés à tout changement brusque de conjoncture. La plupart ont été très mal éduquées, victimes d’une scolarisation à l’encan. Beaucoup sont soit en mauvaise santé chronique, soit sans travail, soit structurellement inemployables. Les frontières externes partout se resserrant, elles ne disposent plus des mêmes opportunités de migration dont bénéficièrent leurs aînés. Les églises ont fait le plein et peinent à servir de soupapes au trop-plein de rage, de colère et de ressentiment. Les nouvelles technologies leur ont fait découvrir un monde extérieur captivant, mais inatteignable faute de permis, de visas et autres autorisations. Les Etats africains ayant repris à leur compte les logiques territoriales héritées de la colonisation, les frontières internes sont bloquées. Ils sont pris en tenaille, coincés dans une nasse, captifs dans leur propre pays : ni mouvement, ni mobilité, et aucun changement significatif en perspective.
Nihilisme et radicalisme
De toutes les réponses au blocage des sociétés, trois doivent retenir particulièrement notre attention parce qu’elles participent de transformations culturelles et systémiques qui auront d’énormes répercussions sur le continent dans les années qui viennent.
Il y a d’abord le repli de plus en plus prononcé sur le local, la demande croissante d’autonomie, voire le désir de séparation, sous la forme soit de la sécession, soit du fédéralisme. Un modèle d’Etat jacobin remis en cause y compris là où il a été inventé apparaît de plus en plus comme un danger pour maintes communautés. Ces dernières cherchent à se rabattre sur de petites unités de base, dont elles espèrent qu’elles pourraient servir de contrepoint à la prédation rampante, et surtout de levier pour un développement autonome et équitable.
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Viennent ensuite les pratiques de défection notamment par la migration illégale, c’est-à-dire la prise de risques mortels.
L’événement sans doute le plus marquant est l’accoutumance aux atrocités et calamités, l’essoufflement des luttes populaires et la montée en puissance de ce qu’il faudrait appeler le lumpen-radicalisme, c’est-à-dire une forme de nihilisme qui passe pour du radicalisme. Le lumpen-radicalisme, dont la montée est favorisée par l’accès aux technologies digitales, opère par annexion des catégories et langages de l’émancipation et leur détournement dans des causes et des pratiques qui n’ont rien à voir avec la quête de la liberté et de l’égalité ou le projet général d’autonomie.
Certes, il faut se méfier et ne point stigmatiser les pratiques populaires du politique, ainsi que les formes de résistance des dominés et des subalternes, surtout lorsque cette résistance s’exprime dans des langages et des rituels longtemps désavoués par les dominants. Encore faut-il ne pas adopter l’attitude inverse, qui consiste à glorifier à tout vent les subalternes et à les parer de vertus qu’ils n’ont pas. Le lumpen-radicalisme se réfère aux idées et pratiques qui, loin de contribuer à l’émergence d’une sphère publique empreinte de civilité ou à l’approfondissement de la démocratie, relèvent plutôt de pratiques illibérales, souvent au service d’un entrepreneur politique paré, à l’occasion, d’attributs héroïques et providentiels.
Pour comprendre la montée en puissance du lumpen-radicalisme en Afrique, il faut revenir sur le type de sujet qu’aura fabriqué la tyrannie postcoloniale notamment au cours des vingt-cinq dernières années. Il s’agit, en général, de gens qui ne connaissent pas le monde, qui n’en ont d’expérience qu’indirecte, celle des apparences, sous le signe de la marchandise qui éblouit, et du désir quasi irrépressible qu’elle suscite. Il s’agit, d’autre part, d’une génération qui n’a jamais connu que la tyrannie et le patriarcat. Elle a été enrôlée dans des systèmes d’éducation qui n’éduquent personne et apprennent à tous à tricher.
La tyrannie lui a appris à parler une langue ordurière et dénuée de symboles, la langue de ces corps et de ces existences transformées en égouts. Elle a produit d’innombrables personnages fêlés, des centaines de milliers de vies ratées dont des entrepreneurs politiques peu scrupuleux se considèrent aujourd’hui, à leurs risques et périls, les porte-voix. Il s’agit de vies rongées désormais par un ressentiment sans bornes, la soif de vengeance, l’attrait ivre d’une fête, celle du carnage et de la violence imbécile a laquelle, croient-ils, nous appelle notre destin. Cette « génération perdue » estime que la seule chose qu’il nous reste à faire est de combattre le feu par le feu, l’ordure par l’ordure, la violence par plus de violence, en retournant le poison contre ceux qui l’ont fabriqué.
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Enfin, il s’agit d’une génération qui a été socialisée de telle manière que la brutalité ne lui apparaît guère comme quelque chose de répugnant. En effet, sous les régimes tyranniques de l’Afrique centrale en particulier, le culte de la brutalité passe par d’interminables petits rituels d’humiliation et petites rapines – la bordée d’injures et d’insultes déversées quotidiennement sur des gens dont on ignore tout, les bagarres de rue ou entre voisins, des châtiments corporels dans les écoles, vexations et brimades de toutes sortes, que ce soit par le gendarme, le chauffeur de taxi, le policier en faction ou le préposé au guichet, le viol des esprits, des corps et des nerfs par l’Etat et ses représentants. Ces rituels quotidiens s’accompagnent de toutes sortes de ponctions et subornations, exactions et prédations. L’ensemble forme le dispositif de la corruption, laquelle exige une utilisation foncièrement arbitraire de la loi, notamment à des fins d’enrichissement privé.
C’est ainsi qu’opère la machine sociale et ces règles informelles sont connues de tous. Il faut passer par elles si l’on veut obtenir quoi que ce soit. La compétition pour les statuts sociaux vise, non pas à renverser ces dispositifs, mais à s’y insérer soi-même ou à disposer de relais à l’intérieur des réseaux qui les contrôlent. Il s’ensuit que la tyrannie est largement décentralisée, presque cellulaire. Chaque détenteur d’une parcelle aussi petite soit-elle d’autorité l’exerce à son profit et au profit de sa chaîne de protecteurs. Cette molécularisation segmentaire de la brutalité a fini par faire de la tyrannie un système largement ancré dans les pores de la société et dont la reproduction se fait presque mécaniquement, y compris en l’absence du tyran lui-même.
Le lumpen-radicalisme n’a pas pour projet de transformer radicalement la société. Il est une modalité de la lutte sociale et politique. Il vise la capture du système et son détournement au profit d’un aspirant à la tyrannie ou l’assimilation de ce dernier et de ses affidés au sein du système dans le but d’en tirer des profits pour soi-même et, éventuellement, pour les siens (la famille élargie, l’ethnie, le clan ou divers associés). L’Etat, dans un tel dispositif, n’est ni un bien public, encore moins commun. Il s’agit d’un bien anonyme dont s’accaparent ceux qui disposent soit de la force, soit des relais ou de réseaux de protection, au sein d’une société non point des égaux, mais une société qui fonctionne, pour l’essentiel, au racket et à la ponction.
Pour le reste, le lumpen-radicalisme se distingue par les traits suivants. Ses principaux clercs ont beau revendiquer, lorsque cela leur convient, le statut d’intellectuel, le lumpen-radicalisme se caractérise par ses penchants anti-intellectuels. Une opposition infranchissable est établie entre la faculté de penser et la faculté d’agir. L’activisme (y compris sous la forme d’agir sans penser) est identifié à de l’héroïsme. Au demeurant, le désir de héros prime sur toute capacité d’exercice des facultés critiques. D’où l’hostilité à l’égard des figures intellectuelles libres.
L’autre aspect du lumpen-radicalisme est la reconduction de la culture de la brutalité dans l’espace public et le désir d’assujettissement. Cette reconduction passe par la violence verbale typique des mouvements d’extrême droite, la colonisation des forums sur Internet, l’intimidation des opposants et critiques et l’absence de retenue dans le langage et les manières. Typique de cette démarche est par ailleurs la croyance selon laquelle le vainqueur a toujours raison et que dans toute lutte ou affrontement, peu importent les moyens, seul le résultat compte. A tout ceci s’ajoutent : une conception anti-égalitaire (un grand n’est pas un petit) ; un virilisme et hypermasculinisme exacerbés, d’où de constantes références aux organes génitaux masculins et le dénigrement des attributs supposés féminins, voire l’identification de toute femme à une prostituée.
Le lumpen-radicalisme fonctionne par ailleurs par effacement de la mémoire des luttes du passé, ou leur fragmentation et utilisation à des fins de division. Tout doit en effet se passer comme si rien n’avait jamais eu lieu auparavant et comme si tout commençait maintenant. Quel que soit ce qu’ils ont accompli, tous ceux qui nous ont précédés nous auraient trahi. Nous serions, seuls, les dépositaires de la seule vérité jamais révélée auparavant. De façon plus décisive encore, le lumpen-radicalisme considère l’assassinat comme la manifestation eschatologique de tout changement politique digne de ce nom. Le héros ultime est un assassin ou, à défaut, un martyr. Il est le prototype de l’homme fort. Ce dernier doit être capable de donner la mort ou, à défaut, de se suicider, le suicide représentant une forme avancée du martyre.
Il s’agit donc d’une violence sans projet politique, que l’on a vu à l’œuvre lors des guerres en Sierra Leone et au Liberia, et auparavant en Ethiopie. Elle est à l’œuvre dans le couloir qui s’étend du Sahel et du Sahara à la mer Rouge. Sous sa forme prédatrice, elle est également à l’œuvre dans l’est de la République démocratique du Congo.
Sortir de la nasse
Tout remettre sur la table. Ouvrir mille chantiers, mille gisements de vie. Comprendre que la lutte se mène sur tous les fronts et que tout est question de coordination et de convergence. Réhabiliter la pensée et, avec elle, la capacité d’imaginer de nouvelles alternatives, y compris la capacité de rêver d’autre chose que de la mort, qu’elle soit subie ou donnée. Car si nous ne pensons pas clairement pour nous-mêmes, d’autres penseront à notre place.
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L’horizon est donc clair. Il s’agit de refonder le politique sur le principe de la non-violence. Pour y parvenir, nous devons nécessairement nous replonger dans la mémoire des luttes qui ont précédé la nôtre et y puiser des leçons d’avenir. Il faudra par ailleurs rééduquer le désir, parce que c’est le désir qui est le véhicule privilégié de toute oppression, le désir de sa propre perte, du suicide qui revêt les atours de la libération. Il faudra également réapprendre à faire corps, à faire communauté, là où tout appelle à la sécession et à la séparation. Il faudra surtout réapprendre à soigner les cerveaux, les nerfs et les corps abîmés par la tyrannie. Tel est aussi l’un des buts de l’éducation politique.
Le rôle des intellectuels n’est pas de participer à la lutte pour le pouvoir. Encore moins de chercher à l’exercer. Leur rôle est, précisément, de se dessaisir autant que possible de tout pouvoir, de renoncer à l’exercice de tout magistère. Il n’est pas d’interpeller qui que ce soit. Il est de se faire, pour une fois, les maîtres de l’ascèse. C’est à cette condition qu’ils pourront exercer la fonction de veille que leur assignait mon maître Jean-Marc Ela, la fonction réservée à ceux qui ne dorment point ; ou comme l’y invitait Frantz Fanon, des compagnons de route sur le chemin de sortie d’une longue nuit – en un mot, les serviteurs et témoins de ce qui vient.
Achille Mbembe est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand. Son dernier ouvrage, Politiques de l’inimitié, a été publié aux éditions La Découverte.
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