Pendant des mois, Achille Mbembe a consulté, écouté, compilé. Nommé par le président français, Emmanuel Macron, pour recueillir les remarques des Africains du continent et ceux de la diaspora, le politologue et historien camerounais a remis sa « contribution » mardi 5 octobre. Un travail de dépoussiérage long de 140 pages censé ouvrir la voie à une « refondation » des rapports entre la France et le continent. Treize propositions plus ou moins concrètes y sont formulées, dont la création d’une « maison des mondes africains et des diasporas », que l’intellectuel propose de baptiser en hommage à l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé.
Rendu public quelques jours avant le sommet qui doit réunir, vendredi 8 octobre à Montpellier, des représentants des sociétés civiles africaines, le document signé par Achille Mbembe s’inscrit dans la droite ligne du rapport Sarr-Savoy sur la restitution du patrimoine africain, et de celui sur « les mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie », remis par Benjamin Stora en janvier.
Pour jeter les bases de cette « refondation » souvent évoquée mais jamais menée à bien, l’intellectuel camerounais a participé, de mars à juillet, à plus de 65 débats et rencontres en France et dans 12 pays du continent. Une démarche critiquée par certains intellectuels africains, qui ont accusé ce pourfendeur de la « Françafrique », de s’être compromis avec le pouvoir français en acceptant la mission élyséenne. Mais, « au total, plus de 3 600 personnes » ont pris part à ces « dialogues » en présence ou à distance, se félicite M. Mbembe. Des jeunes gens, pour la plupart.
A travers des yeux africains
Leurs griefs sont synthétisés dans le chapitre consacré aux « différends à apurer » : franc CFA, interventions militaires, ressentiment à l’égard des entreprises françaises, durcissement de la politique migratoire, soutien à certains régimes autoritaires, impasses mémorielles… Les sujets brassés sont nombreux, souvent lestés de références à l’héritage colonial. A cet égard, Achille Mbembe estime que « la reconnaissance de la perversion du colonialisme, de sa nature, littéralement, de crime contre l’humanité, est importante ». Enoncée par le candidat Macron pendant la campagne de 2017, lors d’un déplacement à Alger, la formule n’a pas été reprise en ces termes par le président élu depuis.
Pour réduire les fractures, Achille Mbembe souligne la nécessité d’introduire, dans le récit national, l’histoire des revendications noires en France, afin que la population française découvre « les racines africaines de la France, et de se libérer du mythe d’une identité française exclusivement et éternellement européenne et catholique ». Une « pédagogie de la diversité » permettrait, selon le rapport, de sortir du piège identitaire dans lequel sont enfermées les sociétés multiculturelles françaises et africaines.
Outre la création d’une maison des mondes africains et des diasporas qui s’inspirerait de l’Institut du monde arabe à Paris, l’historien recommande le déploiement d’un « campus nomade » qui porterait le nom du savant arabe Ibn Khaldoun. Un dispositif qui bénéficierait d’une dotation initiale de 5 millions d’euros. « Dans l’imaginaire de nombreux Africains, y compris la jeune génération, tout se passe comme si l’histoire avait été prise en otage et leur avait été durablement dérobée », observe l’historien. Pour changer la donne, il plaide pour l’instauration d’une commission présidée par des historiens africains ou franco-africains chargés d’écrire une « nouvelle histoire des relations entre l’Afrique et la France, à travers des yeux africains », qui serait par la suite diffusée au grand public de part et d’autre, via des séries télévisées, des livres, des films…
Contours flous
Sur le plan économique, le rapport incite à développer l’apprentissage et le compagnonnage au sein d’entreprises françaises et franco-africaines, de même que des programmes de volontariat et l’acquisition de connaissances « certifiantes » grâce à une plate-forme numérique. Commissions, incubateur d’idées, forum, plate-forme… Les contours de certaines recommandations peuvent, à la lecture, sembler relativement flous. Ainsi la création d’un « fonds d’innovation pour la démocratie », doté de 15 millions d’euros, qui « ne financerait pas des partis ou des mouvements politiques » et « viendrait en appui aux initiatives des sociétés civiles, organisations, associations et collectifs indépendants ». Dans les faits, la distinction entre les uns et les autres risque de s’avérer délicate.
Comment, alors qu’ils ne seront pas présents lors de ce 28e sommet Afrique-France, les dirigeants africains s’empareront-ils des recommandations du rapport ? Que retiendra, pour sa part, le président français ? La question est d’autant plus ouverte que les récentes déclarations d’Emmanuel Macron sur la légitimité du gouvernement malien et le système « politico-militaire » algérien ont singulièrement tendu les relations entre Paris, Bamako et Alger, froissant au passage des pans de la société civile africaine et de la diaspora.