Jean-Pierre Bekolo est un splendide cinéaste camerounais, mais également un citoyen engagé et un militant au regard lucide sur son pays. Cela fait longtemps que je voulais inviter le natif de Yaoundé à me parler de son art, de ses projets, du Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou qui vient de s’achever le 5 mars, mais aussi de l’actualité camerounaise et de la crise « anglophone » qui perdure et s’enlise.
Depuis novembre 2016, la contestation a gagné le nord-ouest et le sud-ouest du Cameroun, les deux régions anglophones du pays. Cette minorité – environ 20 % de la population, estimée à 22 millions – se dit marginalisée. A la suite des manifestations en décembre et en janvier, le gouvernement a coupé Internet dans les deux régions et fait la sourde oreille aux revendications des enseignants, des avocats et de la société civile. Entretien des confins du Cameroun et de la Guinée équatoriale.
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Vous êtes un cinéaste plusieurs fois primé et apprécié par la critique. Pourtant le grand public francophone vous connaît peu. Qui se cache derrière vos lunettes ?
Jean-Pierre Bekolo Commençons par mon présent, je suis actuellement au Cameroun pour produire une série portant sur l’histoire de colonisation allemande au Cameroun. Tout ce travail est autofinancé et j’ai dû créer moi-même le village dans lequel je tourne. Je suis né à Yaoundé en 1966. J’ai étudié la physique à l’université de Yaoundé. J’ai découvert ma passion avec la télévision nationale naissante, je suis parti en France pour une formation à l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Et puis j’ai découvert le monde du cinéma ! J’y suis entré par effraction avec Quartier Mozart, mon premier film, en 1995.
Mon père était commissaire de police, mon grand-père directeur d’école, moi je suis cinéaste, il y a dans notre famille une exigence qui nous réunit, un intérêt pour l’ordre et intelligence ! L’ordre ne veut pas dire la soumission, il y a des colères froides chez moi. Je n’aime pas tout ce qui écrase ou peut écraser l’homme. Je ne supporte pas de rester les bras croisés devant une situation injuste.
D’où vient cette crise qui divise et hante le Cameroun. Pourquoi le gouvernement fait-il blocage aux revendications des anglophones ?
Pour comprendre la crise, il faut se replonger dans l’histoire de ce pays « créé » par les Allemands à la fin du XIXe siècle. La défaite allemande lors du premier conflit mondial a fait du Cameroun un butin de guerre que les Français et les Anglais se sont partagé. La crise anglophone actuelle démontre à quel point nous, les francophones du Cameroun, avons intégré le modèle colonial français et avons développé une psychologie de vaincus après une guerre de libération nationale que nous avons perdue à la fin des années 1960.
Le régime francophone a pris les armes de l’oppresseur français pour s’en servir contre les anglophones parce qu’ils ont osé remettre en question un modèle qui les a « francophonisés ». C’est une guerre étrange qui a des fondements psychiques profonds.
La crise anglophone et la francophonie du président Paul Biya, qui cumule quarante et une années au pouvoir, sont le résultat de ce long processus historique. Cette histoire désastreuse ne pouvait laisser que des souffrances chez les anglophones.
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Au-delà de la crise anglophone, c’est tout le pays semble être un bateau ivre depuis des décennies…
Dans ma génération, les parents nous avaient toujours interdit de nous intéresser à la politique. Eux étaient trop occupés à savourer l’espoir des indépendances, non sans avoir la peur au ventre, car la répression n’avait pas disparu, loin de là.
En tant qu’artiste, je me considère comme un radiologue de la société. Les années Biya ont fait des Camerounais un peuple porc-épic. Comme l’animal, les gens meurent en silence. Imaginez que, dans notre pays bilingue, des Camerounais reprochent tous les jours à d’autres Camerounais d’oser crier leur mal-être parce que leur identité anglophone n’est pas respectée.
L’heure n’est plus au bilan, elle est à l’organisation d’une transition démocratique. On ne peut plus attendre je ne sais quel messie pour faire ce travail à notre place.
Votre contribution ?
Elle passe par plusieurs canaux. Je parle à mes concitoyens, j’écris des articles, je tiens un blog et je fais des films, parfois sur des sujets brûlants. Mon film, Le Président. Comment sait-on qu’il est temps de partir ? (2013) n’est pas un portrait du président Biya. C’est tout simplement une manière d’introduire la question de la fin de règne que les Camerounais, lui compris, n’osent pas aborder. Nous devons tirer les leçons de la fin désastreuse des longs règnes de Mobutu au Congo et de Houphouët en Côte d’Ivoire, pour ne citer qu’eux.
La biennale de Fespaco vient de se clore, quel est votre sentiment sur l’état du cinéma africain ?
Ouaga est toujours une belle fête, c’est pour cela que nous aimons tous le Fespaco. J’y ai obtenu l’étalon d’argent du Yennenga et le prix de la meilleure actrice en 2007 avec mon film Les Saignantes.
La difficulté que le Fespaco n’arrive pas à résoudre, c’est comment passer du discours à la pratique, réussir à monter une vraie programmation qui dépasse largement la vision des fonctionnaires de l’Etat du Burkina Faso. Le Fespaco gagnerait à inviter chaque année un directeur artistique de renommée internationale pour redonner de l’éclat à la sélection, qui reste une compilation très francophone des derniers films.
Notre cinéma dans ses structures et ses projets a beaucoup vieilli. Nous n’avons tiré aucune leçon du passé. Tout est à refaire.
Même à Nollywood ?
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Malgré la pointe d’espoir que représente Nollywood dans la reconquête du public africain, le cinéma africain aujourd’hui qui marche est le cinéma qui plaît aux Européens. Nollywood semble plombé par son mimétisme de Hollywood, sans ses moyens. Enfin Nollywood n’a pas pu ou su voir venir Boko Haram, et il y a là un grand danger.
Vous avez un autre rêve, un autre projet pour le cinéma africain ?
Le cinéma africain manque de vision. Il est tiraillé entre la quête de la reconnaissance occidentale, le désir d’une adhésion populaire ramenée au plus petit dénominateur commun et les exigences du capitalisme.
Un autre défi du cinéma africain est celui de la reconstruction de nos structures psychiques marquées profondément par le déni, la violence et la honte de soi héritées de la colonisation. Le cinéma africain doit être un cinéma de la résilience, un cinéma qui nous soigne. Il doit s’attaquer aux questions qui se posent à nous au niveau psychologique et comportemental et interroger l’« agir » humain.
Enfin le cinéma africain a un défi technologique qui commence par la capacité à conserver et à rendre accessible les images du Continent. Je viens de créer à Yaoundé un centre data, FilmFabLab, qui offre aux jeunes cinéastes la possibilité de stocker leurs images.
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Tout est affaire d’esthétique chez vous…
Oui. Au commencement, il y a toujours l’esthétique, c’est-à-dire le souci du beau et du vrai. Dans n’importe quel village, dès que vous sortez votre caméra pour filmer, le premier réflexe des gens est de s’assurer qu’ils sont beaux. Et en effet ils sont beaux. Mais on ne se voit qu’à travers les yeux d’un autre. Nous sommes un peuple qui, à cause de l’aliénation coloniale, vit encore dans la honte de soi. Une image d’un corps noir nu est encore un scandale, quand elle n’est pas taxée de sorcellerie !
Nous devons travailler à faire advenir un langage cinématographique libre qui raconte notre présence au monde et lui proposent notre élan vital. Nous devons trouver ce cinéma nous permettant de nous réinventer en sortant du registre de l’autoflagellation ou des problématiques de la pauvreté, du retard et du manque. Ils ne nous manquent rien, nous sommes beaux comme les autres.
Vos projets récents et à venir ?
Depuis Le Président, j’ai réalisé un documentaire de quatre heures sur le philosophe congolais V. Y. Mudimbe, Les Choses et les Mots de Mudimbe. Il a été présenté à la sélection officielle de la Berlinale en 2015. Puis un moyen-métrage de science-fiction, Naked Reality, sorti à Durban en juin 2016. Aujourd’hui, en plus de la série pour la télévision Our wishes sur l’histoire coloniale allemande au Cameroun dont les dix épisodes sont prêts pour diffusion dès cet été à la télévision camerounaise, je suis en train de monter un nouveau long-métrage qui sera disponible avant la fin de cette année : Miraculous Weapons, qui raconte l’histoire de trois femmes amoureuses d’un condamné à mort dans les années 1960. On a tourné en Afrique du Sud et en anglais.
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).