Sous l’aile protectrice et intéressée du Sénégal, qui l’enserre de tous côtés, la Gambie entre avec son nouveau président, Adama Barrow, dans une autre époque. Mais les premiers pas de l’administration qui s’installe en Gambie, après 22 ans sous la férule de Yahya Jammeh, ne vont pas sans quelques couacs. Les compétences de la nouvelle équipe restent à prouver.
Gambie, de notre envoyé spécial.- Après 22 ans passés à la tête de la Gambie, le guérisseur autoproclamé du sida Yahya Jammeh a finalement été victime d’un virus incurable, répandu chez certains dirigeants africains : l’addiction au pouvoir.
Yahya Jammeh a quitté le 21 janvier 2017 un pays avec lequel il avait fini par se confondre. Son visage souriant sur les billets de banque accompagnait les Gambiens au quotidien, les affiches à son effigie rythmaient le paysage, telles des bornes kilométriques, certaines routes avaient été baptisées à son nom et à celui de sa femme, Zineb. Indirectement, les liens familiaux de cette dernière ont peut-être évité à son mari de quitter la State House les pieds devant. Médiateur dépêché dans la capitale, Banjul, au même titre que le président mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz, le président de la Guinée Alpha Condé, était accompagné de son ancien ministre Tibou Camara, beau-frère de Zineb Jammeh. Après d’interminables négociations, ils ont obtenu son départ et négocié les conditions de son exil.
Jammeh, qui avait reconnu sa défaite le 1er décembre dernier, avant de changer d’avis le 9, était dos au mur. Aux frontières, l’opération militaire « Restauration de la démocratie », menée sous commandement sénégalais par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), était prête à lancer l’offensive en cas d’échec de la diplomatie. « On savait que Yahya Jammeh était un tigre de papier, témoigne une source sénégalaise. Condé et Ould Aziz ont dit à Jammeh que s’ils repartaient de Gambie sans lui, ils ne donnaient pas cher de sa peau. »
En position de faiblesse, accusé de multiples crimes et violations des droits humains, Jammeh a pourtant eu droit à un discours d’adieu télévisé, un tapis rouge à l’aéroport et à de multiples concessions. C’était la pilule à avaler par la Gambie pour que le départ de son ancien chef d’État ne fasse pas de morts. Jammeh a pu s’envoler avec tout son entourage, ses voitures de luxe et d’importantes sommes d’argent. La Cédéao, l’Union africaine et les Nations unies ont publié le jour même une déclaration selon laquelle Jammeh ne quittait la Gambie que « temporairement », avec la garantie de bénéficier de ses droits d’ancien chef d’État, de la sécurité et de la conservation de ses biens pour lui, sa famille, les cadres de son régime et ses partisans.
Ce document est néanmoins une coquille vide et ne lui garantit aucune impunité. « Il n’a rien de contraignant sur le plan juridique. Rien n’empêche la Gambie, la Cour pénale internationale ou d’autres de le poursuivre à l’avenir », commente Jim Wormington, de l’ONG Human Rights Watch. Si Jammeh est pour le moment à l’abri en Guinée-Équatoriale, non signataire du traité fondateur de la Cour pénale internationale, le Statut de Rome, l’étau s’est déjà resserré autour de certains de ses proches. La Suisse a interpellé le 26 janvier un ancien ministre de l’intérieur et ouvert une enquête pour soupçons de « crime contre l’humanité ». Le général gambien Bora Colley, au cœur du système répressif, a quant à lui été arrêté par la police sénégalaise alors qu’il tentait de rejoindre la Guinée-Bissau.
Malgré le départ de Jammeh et la présence de la Mission de la Cédéao en Gambie (Micega) pour sécuriser la transition, le nouveau président Adama Barrow et son gouvernement – en partie formé – restent prudents et pèsent leurs mots. Adama Barrow s’est installé dans sa résidence personnelle, plutôt qu’à la State House. Nouveau ministre des affaires étrangères, Ouseinou Darboe a fait part dans le Guardian de tout son « respect » pour Jammeh, qui l’avait pourtant fait condamner à trois ans de prison en juillet 2016 pour avoir manifesté.
« Malgré l’impression de calme à Banjul, la situation reste potentiellement tendue, explique Jim Wormington. Il existe toujours deux camps dans l’armée et les gens qui soutenaient Jammeh n’ont pas disparu. Ils pourraient se manifester ou être victimes de représailles. Il est donc prudent de la part du gouvernement d’apaiser les tensions pour permettre une transition paisible. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de justice, mais il est encore trop tôt pour mettre ce débat sur la table. » Adama Barrow a donc annoncé la mise en place prochaine d’une commission Vérité et réconciliation, institution consensuelle régulièrement convoquée sur le continent, malgré des résultats en demi-teinte. L’urgence est de redresser économiquement un pays pauvre, affaibli par des années de gestion hasardeuse, une dette et un déficit budgétaire inquiétants, une saison touristique interrompue.
« Ni un politicien, ni un économiste, simplement un businessman »
Les compétences de la nouvelle équipe au pouvoir restent à prouver. L’ère de la Gambie nouvelle a débuté par plusieurs couacs. Alors membre de la coalition d’opposition, Fatoumata Tambanjang a d’abord menacé maladroitement Yahya Jammeh de poursuites, quelques jours après l’élection d’Adama Barrow. Ce dernier l’a depuis nommé vice-présidente, malgré un âge supérieur à la limite fixée par la Constitution pour exercer cette fonction. Le nouveau président, qui confie en privé n’être « ni un politicien, ni un économiste, simplement un businessman », est enfin rapidement revenu sur son engagement de se limiter à trois ans de pouvoir malgré un mandat constitutionnel de quatre ans. « Ils ont commencé du mauvais pied, estime Sait Matty Jow, activiste et blogueur. On veut que la nouvelle équipe fasse les choses bien, même si on ne doit pas s’attendre à des miracles. Il faut qu’elle soit claire vis-à-vis des Gambiens, sinon elle perdra leur confiance. » Le jeune homme goûte en attendant aux plaisirs simples de la démocratie. Comme celui de manifester devant l’Assemblée nationale sans crainte d’être arrêté pour réclamer la démission des députés ayant voté l’état d’urgence deux jours avant l’expiration du mandat de Jammeh.
La refonte de l’État a débuté par des annonces symboliques. La Gambie réintégrera le Commonwealth et la Cour pénale internationale et n’est déjà plus une « République islamique », comme l’avait proclamé Jammeh en décembre 2015. Organe d’espionnage et de répression, la National Intelligence Agency a été renommée et son directeur remplacé. Les ambassadeurs démis de leur fonction par Jammeh, après l’avoir désavoué plus ou moins opportunément, ont été réinstallés.
Le Sénégal fait plus qu’observer les prémices de cette Gambie nouvelle née sous son aile protectrice et intéressée. Adama Barrow a prêté serment à l’ambassade de Gambie à Dakar, la résolution donnant l’aval à l’initiative de la Cédéao a été déposée au conseil de sécurité de l’ONU par le Sénégal, et c’est encore lui qui fournit l’essentiel des troupes de la Micega.
L’existence à l’intérieur de ses frontières d’un pays de deux millions d’habitants grand comme la Gironde a toujours constitué un casse-tête et un frein à l’intégration économique de la Casamance, déstabilisée depuis 1984 par une rébellion dont le principal soutien était Yahya Jammeh.
La situation actuelle est donc celle d’un donnant-donnant. En demandant le maintien de la Micega pour six mois, avec un retrait progressif, Adama Barrow va pouvoir dormir sur ses deux oreilles et se concentrer sur les chantiers prioritaires. De son côté, le Sénégal va tenter d’en finir avec le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC). Officiellement, il n’en est jamais question. Officieusement, c’est une priorité. « Notre stratégie concernant la Casamance, c’est de ne pas en parler, explique-t-on dans l’entourage de la présidence. Le temps des annonces est terminé, c’est le temps de l’action. »
L’action passe notamment par la lutte contre le commerce illégal de bois, tiroir-caisse du MFDC. D’après l’ONG Forest Trends, la Chine aurait importé entre 2010 et 2013 pour plus de 150 millions d’euros de bois de rose pillés au Sénégal puis exportés depuis la Gambie. Vingt millions d’euros seraient allés, entre 2010 et 2014, à la rébellion casamançaise par le truchement de ce trafic. Le militant écologiste Haïdar el-Ali, ancien ministre sénégalais de l’écologie, avait médiatisé cette catastrophe environnementale en 2016 au moyen de photos et vidéos prises de drones. « Nous effectuons beaucoup de contrôles de camions transportant du bois. La lutte contre les trafics illicites fait partie de notre mandat », informe-t-on à la Micega.
Au Sénégal, le changement de régime en Gambie a fait renaître dans l’opinion publique et les médias le rêve d’une union politique, à l’image de l’éphémère confédération de Sénégambie (1982-1989), voire d’une dissolution de la Gambie dans le Sénégal. Mais côté gambien, « ce n’est pas un enjeu et je ne pense pas que les Gambiens en veulent, témoigne Sait Matty Jow. Construire des liens plus forts, oui, car nous avons besoin du Sénégal pour développer notre économie. Mais les projets d’union sous une forme ou une autre font partie du passé. »
Le pouvoir sénégalais semble l’avoir bien compris et ne prendra pas le risque de gâcher ce succès diplomatique ni de ternir son image renforcée de pilier de la démocratie africaine. « Il faut respecter la souveraineté de la Gambie, développe une source diplomatique sénégalaise. Mais cela ne peut plus se passer comme avant. Nous ne sommes pas pressés mais la Gambie devra envisager une politique de sécurité commune. Le Sénégal ne peut plus avoir en son ventre un pays susceptible de constituer une menace pour sa sécurité et un frein à son développement économique. »
Faut-il, comme les commentateurs les plus optimistes, voir dans la transition gambienne une quelconque leçon ? Avec la chute de Yahya Jammeh, l’autocrate devient de facto une espèce en voie de disparition en Afrique de l’Ouest, quand près d’un quart des chefs d’État africains sont au pouvoir depuis plus de quinze ans ailleurs sur le continent. Les transitions apaisées se sont par ailleurs multipliées ces dernières années au sein de la Cédéao. De quoi peut-être refréner de futures velléités de pouvoir illimité.
Mais l’histoire à retenir du côté de Banjul est surtout celle d’un peuple plus terrorisé que révolté face à un homme insaisissable à la tête d’un pays isolé. Yahya Jammeh a échoué à assurer sa propre réélection dans les « règles de l’art dictatorial » avant de s’en mordre les doigts. Face à la détermination du Sénégal, à la lassitude de ses voisins et aux risques réduits d’une intervention armée, il n’a pu compter sur aucun soutien de poids.
La Gambie n’est pas le Burundi de Nkurunziza, ni la Guinée-Équatoriale de Teodoro Obiang. Désormais en exil dans ce petit pays d’Afrique centrale encore moins peuplé que la Gambie mais exportateur de pétrole et importateur de Françafrique, Yahya Jammeh pourra demander à son président, au pouvoir depuis 1979, comment il a pu être réélu en 2016 avec 93,7 % des voix sans que la foudre ne s’abatte sur lui.
Par Fabien Offner, Médiapart