D’une petite phrase, le premier ministre a provoqué un incident diplomatique avec le Gabon d’Ali Bongo. Matignon a aussitôt tenté d’aplanir le différend avec, à la manœuvre, Ibrahima Diawadoh N’Jim, l’officieux conseiller Afrique de Manuel Valls. Celui-ci est de plus en plus intéressé par le continent où il compte de nombreux relais. Dernier volet de notre série sur la politique africaine de la France.
C’est une sacrée bourde diplomatique. Lundi, le Gabon a rappelé son ambassadeur en France pour « consultation ». En cause : une petite phrase du premier ministre Manuel Valls, estimant que le président Ali Bongo n’était pas élu démocratiquement. C’était samedi soir sur le plateau d’« On n’est pas couché » sur France 2. L’humoriste Jérémy Ferrari interpelle vivement Manuel Valls à propos de la marche du 11 janvier 2015 :
« Comment vous expliquez qu’Ali Bongo se retrouve au premier rang d’une marche pour la liberté d’expression ? (…)
— Laissons Ali Bongo, parce que dans cette manifestation, celle du 11 janvier, il y avait des chefs d’État et de gouvernement. Vous retenez Ali Bongo, moi je retiens et le président de l’Autorité palestinienne et le premier ministre israélien, et surtout un autre Africain, élu lui, Ibrahim Boubacar Keïta…
— Ah parce qu’il n’est pas élu finalement, Ali Bongo ?
— Non. Pas comme on l’entend. »
Échange entre Jérémy Ferrari et Manuel Valls sur le rassemblement du 11 janvier 2015 © On n’est pas couché
Dans la bouche du premier ministre, qui veille tant à contrôler sa parole, le dérapage est étonnant. Une de ses très bonnes connaissances, Anne Hommel, a un temps été chargée de la communication d’Ali Bongo via sa société Majorelle – le contrat a été interrompu début novembre 2015. Il l’est d’autant plus que si les socialistes, dans l’opposition, ont souvent critiqué la carence démocratique du régime gabonais (celui d’Omar Bongo, puis de son fils Ali, élu en 2009 lors d’élections massivement truquées, et mis en cause dans le dossier des biens mal acquis), ils s’en sont largement accommodés depuis qu’ils sont au pouvoir. Le Gabon fait partie des alliés de la France dans la lutte antiterroriste ; il est un interlocuteur sur la crise centrafricaine ; Ali Bongo faisait partie des chefs d’État invités à déjeuner à l’Élysée pour préparer la COP21 et il était encore en visite officielle à Paris en septembre dernier. Il avait d’ailleurs été reçu à l’Élysée dès le 5 juillet 2012, moins de deux mois après l’installation de François Hollande au palais présidentiel.
Lundi, le porte-parole du Quai d’Orsay a rappelé que « la France et le Gabon entretiennent des relations amicales et confiantes. Le Gabon est pour la France un partenaire proche dans de nombreux domaines. (…) La France est très attachée à ses relations avec le Gabon sous la conduite du président Bongo, élu en 2009 ».
Manuel Valls n’est pas en reste, lui qui « s’intéresse de plus en plus » à l’Afrique, selon un de ses proches, avec une ligne que ses amis qualifient de « réaliste », faite de lutte anti-terroriste et d’accommodements des régimes en place. Son cabinet a reçu lundi l’ambassadeur du Gabon à Paris pour « dissiper tout malentendu ». À la manœuvre, entre autres, un conseiller, inconnu du grand public, mais qui joue un rôle capital, Ibrahima Diawadoh N’Jim.
Il n’apparaît pourtant sur aucune photo officielle, aucun organigramme public et ils sont rares, en dehors du premier cercle, à l’avoir déjà croisé. Mais à Matignon, comme auparavant au ministère de l’intérieur, Ibrahima Diawadoh N’Jim dispose d’un bureau et tend à ses visiteurs sa carte de visite officielle sur laquelle est inscrite la mention « chargé de mission », aujourd’hui en charge des cultes et de la diversité. Faute de diplôme de grande école, dans un monde où l’énarchie règne en maître, il n’a pas le statut plus prestigieux de « conseiller ». Sauf qu’à en croire plusieurs témoins, il reçoit à Matignon avec une aisance qui en a désarmé plus d’un, peut entrer dans le bureau du premier ministre sans s’annoncer, tient parfois la dragée haute aux hauts fonctionnaires, et peut appeler sur leur portable plusieurs dirigeants africains.
Son carnet d’adresses est à faire pâlir d’envie un ambassadeur chevronné. À Matignon, il reçoit des personnalités proches du pouvoir mauritanien – Diawadoh est né en Mauritanie – et affirme auprès de Mediapart avoir des membres de sa famille élargie au gouvernement à Nouakchott. Manuel Valls, lui, a effectué trois voyages dans le pays – deux fois comme député et une fois comme ministre. En Côte d’Ivoire, Diawadoh connaît le puissant et très connecté ministre de l’intérieur ivoirien Hamed Bakayoko, « par un cousin avec qui il a fait du business », explique-t-il, mais aussi les présidents Macky Sall (Sénégal) et Ibrahim Boubacar Keita (Mali). Un réseau forgé en grande partie à Évry, la ville dont Valls fut le maire et où les deux hommes se sont rencontrés, jumelée avec la ville malienne de Kayes et les capitales Dakar et Nouakchott.
En juillet dernier, la Lettre du Continent lui prête des relations avec quelques intrigants d’Afrique centrale. Parmi eux, Maixent Acrombessi, puissant directeur de cabinet du président gabonais Ali Bongo mais aussi l’homme d’affaires malien Seydou Kane, tous deux arrêtés récemment par les autorités françaises dans le cadre d’une enquête sur une affaire de corruption (voir les articles dans Le Monde et Jeune Afrique). « Je ne les ai vus qu’une seule fois chacun, tempère Ibrahima Diawadoh joint par Mediapart, dans des cadres tout à fait officiels. »
Le conseiller est en tout cas de tous les rendez-vous consacrés par le premier ministre, ou ses équipes, aux questions africaines. Il est évidemment là lorsqu’en juillet dernier, Manuel Valls rend visite à Denis Sassou-Nguesso dans l’hôtel de luxe parisien, près de la place d’Iéna, où il est descendu. Une visite très surprenante, pour un premier ministre, dans un cadre privé, en dehors de tout agenda officiel, alors que le président congolais prépare déjà son référendum pour se maintenir au pouvoir et qu’il est poursuivi en France dans l’affaire des biens mal acquis.
Plusieurs sources y voient la patte de Diawadoh. Lui dément. « J’étais présent comme à toutes les réunions ou déplacements officiels, explique le conseiller, mais je n’ai rien organisé du tout. » Il ne veut surtout pas donner l’impression qu’il court-circuite la diplomatie (Valls dispose d’un conseiller diplomatique officiel, Stéphane Romatet) et que Matignon agirait en dehors des clous fixés par l’Élysée. Dans la Ve République, c’est le président de la République, et non son premier ministre, qui fixe la politique étrangère.
« L’Afrique, c’est Hélène Le Gal et Thomas Mélonio [les conseillers Afrique de François Hollande – ndlr] qui décident, puis le Quai d’Orsay. Si Manuel Valls rencontre un chef d’État, c’est parce que l’Élysée l’a décidé et que le conseiller diplomatique l’a validé », explique Diawadoh. À plusieurs reprises, il insiste : « Je ne fais passer aucun message tout simplement parce que si des messages doivent être communiqués, ils le seront à l’Élysée. » Puis : « Ma vraie spécialité, c’est le culte et la langue arabe. Je le faisais à l’Intérieur, et là à Matignon », souligne Diawadoh, musulman et arabophone.
Manuel Valls et Ibrahima Diawadoh N’Jim se connaissent depuis de longues années. Ils se sont rencontrés à Évry, la ville de l’Essonne dont le futur premier ministre est élu et où le futur conseiller est installé depuis son arrivée en France, au début des années 1980. Lors des municipales de 2001, qu’il remporte, Valls se rapproche des associations importantes. « Il réalise qu’il a besoin du soutien des électeurs originaires d’Afrique et reçoit notamment avec beaucoup d’enthousiasme le soutien de militants comoriens zélés qui se chargent de l’affichage et lui promettent de l’aider à ramasser de nouveaux suffrages », se souvient une personnalité d’Évry, témoin des faits.
Valls rencontre aussi Diawadoh, militant au Parti socialiste et professeur d’arabe. « Je faisais partie de l’équipe chargée d’animer sa campagne. Entre nous, le courant est immédiatement passé », a raconté Diawadoh à Jeune Afrique. Il est aussi le président d’une association, Solidarité Éducation en Afrique, qui œuvre à « la scolarisation et l’accès aux nouvelles technologies » et organise des « dons aux établissements scolaires d’Afrique (collèges et lycées) en manuels scolaires et ordinateurs ». Les deux hommes sympathisent et deviennent amis. Diawadoh sera même le témoin de Valls lors de son mariage avec la violoniste Anne Gravoin.
« C’est une histoire qu’il n’aime pas qu’on raconte alors qu’elle est merveilleuse, explique un proche de Diawadoh. Celle d’un émigré parti de rien, qui tient la dragée haute à des énarques et des hauts fonctionnaires. » Quand nous l’appelons, le conseiller de Valls est en effet plus à l’aise pour parler de ses diplômes d’arabe et d’islam obtenus en Arabie saoudite que de ses relations africaines. Selon les témoins que nous avons interrogés, le patron du gouvernement n’est pas son « grand frère » et encore moins « son mentor ». « C’est plus compliqué que ça, décrypte un proche de Manuel Valls. Aussi étrange que cela puisse sembler, leur lien est quasi spirituel. » De lui, Valls dit : « C’est un noble, un prince. »
Le 19 novembre, il a été nommé par le président de la République pour les cinq ans à venir au Conseil économique, social et environnemental (Cese), parmi les 72 personnalités associées, dans la section « travail et emploi »… Une fonction pour laquelle il touchera une indemnité mensuelle représentative de frais de 946,69 €.
L’intérêt croissant de Manuel Valls pour l’Afrique
Mais les réseaux de Manuel Valls en Afrique ne s’arrêtent pas là. Dans le petit cercle des intermédiaires et des connaisseurs du continent, le premier ministre est devenu un interlocuteur convoité. « Valls a plein de tuyaux différents, c’est ce qui compte en Afrique et ça n’est pas passé inaperçu », confie un opposant congolais. Un proche de François Hollande confirme : « Il est clanique. Et c’est important en Afrique. »
Le 17 juin dernier, le premier ministre a ainsi remis en personne la Légion d’honneur à Jean-Yves Ollivier, pilier de la chiraquie en Afrique. L’homme est un intime de Denis Sassou-Nguesso et a officié comme envoyé spécial très discret de Jacques Chirac, notamment lorsqu’il était maire de Paris et premier ministre. Très connu des réseaux africains depuis la fin des années 1980, Ollivier s’est révélé au grand public avec la sortie en 2013 du documentaire Plot for peace, financé par les fondations de son ami Ivor Ichikowitz, milliardaire sud-africain à la tête de la plus grosse société d’armement d’Afrique. L’année suivante, il publie même son autobiographie Ni vu, ni connu (Fayard, février 2014).
La cérémonie, révélée par La Lettre du continent, est fièrement mise en avant sur le site de la Fondation Brazzaville, nouvel organe d’influence qui a pour objectif officiel de rappeler l’héritage du protocole de Brazzaville de 1988 – accord d’échange d’otages entre l’Angola et l’Afrique du Sud. La structure est présidée par l’homme d’affaires et intermédiaire français, alors que Denis Sassou-Nguesso apparaît comme « inspirateur » à côté du « patronage royal » du prince britannique Michael de Kent. Parmi les quatre partenaires de la Fondation de Brazzaville – avec Plot for peace et deux fondations liées à Ichikowitz –, on trouve également l’Alma Chamber Orchestra, l’orchestre où joue Anne Gravoin, l’épouse du premier ministre français. D’après plusieurs sources, elle serait amie avec Jean-Yves Ollivier. Et dans ce petit monde, on se retrouve toujours : lorsque la Fondation Ichikowitz organise fin avril une tournée de concerts en Afrique du Sud, c’est l’Alma Chamber Orchestra qui est choisi.
Manuel Valls peut aussi compter sur les relais de deux de ses proches amis, le communicant Stéphane Fouks et Alain Bauer. Parrain d’un des fils du premier ministre, ce dernier, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, a été grand maître du Grand Orient (GO), obédience maçonnique très présente en Afrique où la concurrence avec l’obédience française de la Grande Loge nationale française (GLNF) est une grille de lecture incontournable. « La maçonnerie n’explique pas tout en Afrique, mais lorsque toutes les autres explications semblent incongrues, c’est assurément qu’elle a joué un rôle », expliquait un vieux routard du continent à un jeune diplomate.
« Avec la mort du syndicalisme, le Grand Orient n’a jamais été aussi puissant, il est très utile pour faire passer des messages », affirme un homme d’affaires impliqué en Afrique. Philippe Guglielmi, ancien Grand maître, proche de Alain Bauer et aujourd’hui « Très Sage et Parfait Grand Vénérable (TSPGV) du Grand Chapitre Général (GCG) Rite Français (RF) du Grand Orient de France », confirme à Mediapart que « le GO est stable après avoir perdu du terrain en Afrique. Il y a un rôle politique qui a déjà été joué notamment au Congo il y a dix-huit ans avec un accord de paix signé entre les parties locales à Paris, au siège du GO ».
Avec le rôle prépondérant que Jean-Yves Le Drian joue en Afrique, lui-même « maçon très fidèle », d’après Philippe Guglielmi, il ne faut pas sous-estimer la place de la maçonnerie dans les relations entre Paris et le continent. « Manuel a envoyé plusieurs signes au GO, qui ont été très appréciés », explique l’ancien Grand Maître.
Enfin, le monde des communicants, vendeurs d’influence, de forums ou conférences parrainés par les pouvoirs africains en manque de reconnaissance, prend une place toute particulière dans l’entourage de Manuel Valls. Stéphane Fouks, son ami de toujours depuis l’époque Rocard, est un personnage qui compte en Afrique. Le vice-président de Havas est un poids lourd de la communication des deux côtés de la Méditerranée – en Afrique, il a notamment travaillé pour Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, Ali Bongo (Gabon) et Paul Biya (Cameroun). Et si un jour, Manuel Valls est candidat à la présidentielle, tous ces réseaux, parallèles à ceux de François Hollande, pourraient bien lui être utiles.