Tribune. En Algérie, depuis le 22 février, la mobilisation populaire ne faiblit pas. Les millions de citoyens qui ont défilé pacifiquement dans les rues ne réclament pas seulement le changement du régime et une véritable transition, ils veulent aussi que leur avenir commun se transforme. Dans cette période de rupture, inédite depuis l’indépendance, beaucoup s’interrogent sur les valeurs qui pourront, demain, constituer le socle d’un nouveau pacte national.
Les réponses sont aussi multiples que les aspirations, souvent contradictoires, qui traversent le pays. Si l’on discute laïcité et droits des femmes à Alger ou à Oran, il n’en va pas de même dans le pays profond. A l’Algérie conservatrice et religieuse du centre du pays ou des faubourgs des grandes villes répond, pour l’écrire vite, un libéralisme affirmé des élites du littoral et d’une petite partie de la jeunesse éduquée. Les deux convergent aujourd’hui dans les rues à travers un mot d’ordre politique – le changement de régime – qui prime pour l’instant sur la définition d’un nouveau projet de société, mais pour combien de temps ?
Depuis le début, avec des fortunes diverses, les divers courants qui traversent la société algérienne et structurent les opinions se révèlent. Les islamistes, dont les efforts pour prendre la main sur le mouvement ont jusque-là été vains, ne réclament plus, comme dans les années 1990, l’instauration d’un Etat islamique. Ils veulent s’asseoir à la table de la transition démocratique, comme en Tunisie, pour faire prévaloir en temps utile leurs options religieuses sur les grands sujets de société. Les « laïcs » ou les « démocrates », comme on les nomme souvent, tentent d’imposer leurs voix à un moment où celles-ci, après de longues années d’hiver, résonnent dans les rues.
Dans le tumulte du hirak se mêlent ainsi des projets de société profondément différents qui posent tous la question de ce qui « fait » la nation algérienne. Autrement dit, de son identité, conçue ici non dans un sens immuable, dangereux, mais au contraire dynamique, à la fois par rapport à ce qui la constitue et ce qui l’environne. Or l’identité de l’Algérie est fondamentalement plurielle.
Berbère, arabe, africaine, méditerranéenne
Le récit national algérien a le plus souvent été conçu, au cours des dernières décennies, sur un mode restrictif, voire exclusif. Construit dans la douleur, par la déchirure nécessaire avec le corps du colonisateur, il s’est rapidement articulé, en les essentialisant souvent, autour de l’arabité et de la religion. Le paradigme identitaire qui s’est hélas répandu dans les manuels scolaires en biberonnant des générations d’Algériens fut celui d’une Algérie arabe et musulmane, arabe parce que musulmane, musulmane parce qu’arabe.
Il faut comprendre, au sortir de la guerre d’indépendance, la genèse de cette histoire et la nécessité, après les affres de la colonisation, d’inventer une identité nationale solide, a fortiori dans un contexte puissamment influencé par le nationalisme arabe. De même, l’arabité et l’islam sont des constituants majeurs, à bien des égards structurants, de l’imaginaire algérien, du précipité culturel national. Mais il n’y a pas que cela.
L’Algérie est berbère, arabe, africaine, méditerranéenne. L’Algérie est la terre nourricière de musulmans qui forment une majorité, mais aussi d’athées, de juifs, de chrétiens, dont certains, il ne faut pas l’oublier, ont versé leur sang pour la faire vivre ou pour la libérer. J’aime penser que l’Algérie est la mère de tous ceux-là, par-delà les turpitudes de l’histoire. Par-delà les constructions rigides, politiques, idéologiques, qui ont été façonnées après la guerre. Par-delà aussi les influences religieuses, dogmatiques, qui viennent du Golfe et ont largement contribué, ces dernières années, à la bigoterie ambiante.
Refonder le récit national algérien implique aussi, me semble-t-il, d’y inclure tous ceux qui, de gré ou de force, ont quitté l’Algérie mais, par-delà leurs enracinements particuliers, leur attachement à leur pays d’adoption, conservent un lien indéfectible, d’imaginaire et de sens, avec le pays d’origine. Tout ce qui, par-delà les mers, nous unit à travers une mémoire commune et un destin partagé.
Les « Franco-Algériens » participent de cette histoire. Mais qui sont-ils ? S’agit-il des seuls binationaux, c’est-à-dire ceux qui possèdent, strictement, la double nationalité française et algérienne ? J’aime à penser que tous ceux qui aiment l’Algérie pourraient se reconnaître dans une définition bien plus large qui dépasse le seul droit ou le seul sang. Les « immigrés », leurs enfants ou petits-enfants, mais aussi les enfants de couples mixtes, les pieds-noirs, pourquoi pas aussi ceux qu’on appelait les « coopérants », dont beaucoup ont passé de nombreuses années en Algérie et en gardent un souvenir impérissable, sont les héritiers et les acteurs de cette histoire partagée.
La « diaspora algérienne » est dans une large mesure française autant qu’algérienne. Elle est constituée de toutes celles et tous ceux qui entretiennent, par-delà les sinuosités de leurs vies, un lien affectif, vivant, positif avec l’Algérie, même en n’y vivant pas, ou plus. Hélas, elle a souvent été reléguée à l’extérieur, comptée pour quantité négligeable, parfois méprisée.
Un pays démocratique, ouvert et accueillant
Sans préjuger du destin que, un jour prochain, les Algériens se donneront, je crois que l’heure est venue de parvenir à réconcilier tous les enfants de l’Algérie, tous ceux qui partagent cette culture ancienne, composite, non réductible à une religion ou à une composante ethnique – quelle absurdité ! Cela doit se faire en affrontant l’histoire, en n’oubliant rien de la colonisation et de ses odieux crimes, bien sûr, mais en ne s’enfermant pas dans le passé et encore moins dans une vision mythifiée de celui-ci.
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Nous assistons d’ailleurs à un tournant dans le pays : ceux qui tiennent les rues aujourd’hui sont jeunes pour l’essentiel, tournés vers l’avenir. Ils ne se reconnaissent pas dans la génération des Bouteflika, Bensalah ou Gaïd Salah, qui appartiennent au passé.
Je crois que ces millions d’Algériens qui conduisent avec courage et fierté cette révolution pacifique rêvent d’un pays qui soit non seulement démocratique, mais aussi libre, ouvert, accueillant, respectueux de toutes les cultures, de toutes les mémoires, de toutes les religions mais aussi de ceux qui n’en ont pas, un pays qui ne soit pas arc-bouté sur son passé, aussi glorieux fut-il, mais qui entre de plain-pied dans le monde tel qu’il est.
Karim Amellal est écrivain, enseignant à Sciences Po et directeur de Civic Fab. Dernier livre paru : Dernières heures avant l’aurore (L’Aube, 2019).