« Le Syndrome de la dictature » (The Dictatorship Syndrome), d’Alaa El Aswany, traduit de l’anglais par Gilles Gauthier, Actes Sud, 204 p., 19,80 €.
Tapez « dictature » dans le moteur de recherche d’un réseau social : le résultat vous surprendra, comme disent les publicitaires. Tout problème, réel ou non, toute tension, tout conflit débouche à un moment ou à un autre sur ce vieux concept. Et le voilà ensemble rajeuni et déformé par la sorte de paranoïa lyrique qui, au moins depuis le mouvement des « gilets jaunes », met en cause l’existence même de la démocratie à chaque fait politique – quand elle ne proclame pas que c’en est fini de la liberté, sous des apparences qui ne sont dès lors, bien entendu, qu’une ruse de la tyrannie.
Pendant ce temps, rappelle Alaa El Aswany dans son essai Le Syndrome de la dictature, selon l’ONG américaine Freedom House (pour son rapport 2017), seulement 39 % de la population mondiale vivent dans des pays libres. 25 % dépendent de régimes autoritaires ou illibéraux. Et 36 % subissent la réalité objective de la dictature. Les Egyptiens, soumis depuis 1952 à un pouvoir militaire, dont la violence s’est encore accrue sous la présidence du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, en poste depuis 2014, font évidemment partie de ce dernier groupe.
Un diagnostic
De sorte que, lorsqu’un écrivain égyptien comme l’auteur de L’Immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006) entreprend d’étudier les ressorts, les structures et l’expérience concrète de la dictature, on peut espérer que ce mot aussi important que fatigué reprenne vigueur et sens, et contribue de nouveau à éclairer la réalité du monde.
Le Syndrome de la dictature n’est pas un témoignage. El Aswany n’évoque qu’à peine les persécutions qu’il a subies dans son pays avant de devoir s’exiler aux États-Unis. Mais ce n’est pas non plus un essai théorique : guère de références ici à la longue histoire des pensées de la tyrannie. On peut parfois le regretter. La singularité et la puissance du livre tiennent pourtant à cet équilibre entre réflexion et observation, qui permet à Alaa El Aswany, sinon de renouveler le concept de dictature, de nous faire pénétrer dans l’intimité des sociétés dictatoriales. Il raconte des histoires, les relie entre elles, établit par touches un diagnostic. Par exemple, celle d’un ami d’enfance, Amr, stagiaire dans un grand journal égyptien, où il doit couvrir le référendum organisé par le dictateur d’alors, Hosni Moubarak (1928-2020), pour sa réélection.
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La consigne est ferme : il va falloir décrire la ruée dans les bureaux de vote, quand bien même, en réalité, peu de gens se déplacent pour ces scrutins de pure forme. Amr, exalté, vient le voir et lui dit : « J’écrirai la vérité. » Deux jours plus tard, son article paraît, sous le titre : « Soutien sans précédent au président Moubarak ». « Mon amitié pour Amr prit fin ce jour-là. Il connut pour sa part une ascension fulgurante », commente l’écrivain, qui ajoute : « Si vous êtes égyptien, il n’y a aucun moyen d’éviter l’expérience d’Amr. » La dictature dédouble le réel. L’apprenti journaliste, voyant ce qu’il voyait, a écrit autre chose, et c’est ainsi, dans cet entre-deux où la vérité n’est qu’un possible parmi d’autres, que la plupart s’habituent à vivre.
Monde exsangue
Le courage, lui aussi, est un possible. Mais il n’est jamais la voie la plus courue. Lors du soulèvement de 2011, 20 % des Egyptiens, estime-t-on, ont participé aux manifestations. C’est un chiffre colossal. Mais qu’en est-il des 80 % restants ? C’est à eux qu’El Aswany s’intéresse au premier chef, et le portrait qu’il trace de ce « bon citoyen » majoritaire, sans lequel aucun tyran n’est concevable, est ce qui rend son livre passionnant. « Le bon citoyen, écrit-il, vit dans l’absence d’espoir et la peur », il crée son « propre monde (…) totalement isolé de tout ce qui se passe à l’extérieur ».
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L’écrivain fouille les recoins de ce monde exsangue, suspendu entre la fiction sur laquelle le pouvoir fonde son emprise, et la vie personnelle, rendue inexprimable, privée de tout accès au sens. Il décrit « l’esprit fasciste » créé en retour chez le bon citoyen, qui, si le moindre pouvoir lui revient, se transforme en « mini-dictateur », ou le fanatisme religieux, qu’accroissent les perspectives bouchées et l’anathème jeté, en toute chose, sur l’esprit critique. En multipliant les exemples, en Egypte comme en Irak, en Libye ou dans la Roumanie communiste, il dresse un saisissant tableau clinique de la soumission des peuples et des individus, et de la destruction intime qu’elle suscite, et suppose.
Un journaliste demande un jour à un migrant sauvé de la noyade sur les côtes égyptiennes ce qu’il compte faire. Repartir au plus vite, bien sûr, répond le jeune homme : « Si j’arrive à traverser, j’ai une chance de vivre, mais en Egypte je suis déjà mort. » Sommes-nous encore vivants ? Désirons-nous toujours la liberté comme la vie même ? Alaa El Aswany raconte, avec une précision lumineuse, de quoi est faite une dictature réelle. Il nous aide aussi à reformuler les questions qui nous tourmentent, nous qui n’y sommes pas.
Lire un extrait sur le site des éditions Actes Sud.