Vous avez été le ministre de la Justice de Paul Biya pendant 7 ans (de 2004 à 2011). Puis en 2011, vous avez démissionné et maintenant vous vous présentez contre Paul Biya. Pourquoi ?
Maurice Kamto : J’ai été ministre délégué pour être plus précis. J’ai quitté le gouvernement. Pourquoi ? Parce que mon pays est dans une situation qui n’est pas bonne. La zone dite anglophone de notre pays est pratiquement en état de guerre civile maintenant. D’autre part, en ce qui concerne les écoles, la plupart des établissements scolaires du primaire comme du secondaire manquent cruellement d’infrastructures, il y a encore beaucoup d’écoles en particulier dans les zones rurales où les enfants suivent les cours quand ils peuvent les suivre, assis par terre, à même le sol ; deuxièmement, dans le secondaire il y a plusieurs matières qui n’ont pas d’enseignants. Notre pays est bilingue, je peux vous dire par expérience que dans beaucoup d’établissements, il manque par exemple des professeurs de langue anglaise dans la zone francophone. La condition des enseignants est absolument déplorable. Vous avez dû suivre il n’y a pas longtemps, les manifestations, les remous, les grèves des enseignants qui n’ont pas perçu leur salaire depuis plusieurs années. Prenons la santé, on a construit quelques grands centres de santé, c’est-à-dire quelques grands hôpitaux, sans les doter des moyens nécessaires. Regardez, nous avons à Yaoundé par exemple trois grands hôpitaux : l’hôpital général qui était censé être un hôpital de référence, qui aurait d’ailleurs dû réduire, sinon éliminer complètement ses évacuations sanitaires à l’étranger, il n’en est rien. Bien au contraire. On n’a jamais autant évacué qu’au cours des années récentes. Il faut construire des infrastructures sanitaires là où il y a les populations, et non pas là où il y a les hommes politiques.
En 2002, vous avez gagné l’estime des Camerounais en plaidant avec succès le dossier de la presqu’île deBakassi devant la Cour internationale de justice. Et tout le monde reconnaît que vous êtes un brillant juriste. Mais n’êtes-vous pas plus un technocrate qu’un homme politique ?
Je ne sais pas la différence que vous faites entre les deux. Ce que je sais, c’est que je n’aime pas trop mettre en avant ce que nous avons pu réussir dans le dossier Bakassi parce que je ne l’ai pas fait pour ma gloire personnelle. Il faudrait donc maintenant que vous appréciiez ce que je fais à la lumière de l’action politique que je mène. En 2002, je n’avais aucun engagement politique partisan. J’étais doyen de la Faculté des sciences juridiques et politiques de Yaoundé. Je n’étais pas un acteur politique. Ma compétence technique, si vous pouvez me donner quelques crédits pour cela, je vous en remercie. Mais maintenant, je suis un homme politique. Il faut apprécier mon travail à la lumière justement de l’action des hommes politiques. Mes camarades et moi, nous essayons de réaliser l’alternance et d’accomplir l’œuvre de transformation dont notre pays a besoin pour être sur de bons rails.
Pour résoudre la crise de l’Ouest anglophone, Paul Biya prône la fermeté, tandis que le candidat du parti Social democratic front (SDF), Joshua Osih, prône le retour au fédéralisme. Quelle est votre position ?
Nous devons dans un premier temps envoyer une délégation de paix pour essuyer les larmes de nos compatriotes anglophones, les conforter dans leur « camerounité », les rassurer sur le fait qu’ils sont des citoyens camerounais à part entière. Une fois qu’on a, de cette façon, calmer les esprits, obtenu, je l’espère, une désescalade, on passe à la phase de négociations. Et c’est de ce dialogue que va résulter la solution du problème anglophone. Donc, je ne peux pas, alors que je prétends être demain celui qui peut effectivement créer ce cadre de dialogue, donner par anticipation le résultat du dialogue. Voilà pourquoi depuis quelques temps, je n’ai plus dit très clairement si j’étais favorable au fédéralisme ou à la décentralisation. C’est le dialogue des Camerounais qui donnera la forme du débat. Et notre engagement est de consigner cela dans la Constitution une fois que les Camerounais l’auront approuvée.
En fait pour vous, il y a deux solutions : soit la décentralisation, soit le fédéralisme. Mais ce sera à ce dialogue de décider ?
Absolument. Sachant, si vous me le permettez, qu’il ne faut pas s’accrocher aux mots. Quelques fois dans le cadre de la régionalisation, le degré d’autonomie est parfois plus poussé d’ailleurs que dans certaines formes du fédéralisme. Il y a des Etats régionalisés où, lorsque vous examinez le contenu de la régionalisation, on est parfois au-delà du fédéralisme. Je pense à l’Espagne, je pense dans une certaine mesure à certaines régions d’Italie. Donc c’est pour cela que je dis, il ne faut pas faire du fétichisme.
Au Cameroun, à la présidentielle il n’y a qu’un seul tour. Or avec Joshua Osih, Akere Muna et vous-même, il y a trois poids lourds pour l’opposition face au très probable candidat Paul Biya. Est-ce que vous n’allez pas disperser vos forces face au président sortant ?
En ce qui me concerne, j’ai engagé des contacts et des discussions avec tous les acteurs. Nous continuons à échanger. Je ne désespère pas. La question, c’est de savoir si quelques grands acteurs de la scène politique camerounaise peuvent se mettre ensemble pour permettre aux Camerounais de réaliser enfin l’alternance, après laquelle ils courent depuis 1992.
A l’Assemblée nationale, le SDF Joshua Osih est le premier parti d’opposition. N’est-il pas logique que votre parti MRC, qui ne compte qu’un seul député, envisage de se ranger derrière le SDF pour cette présidentielle ?
Je ne sais pas si la logique politique s’écrit de cette façon-là. Si tel était le cas, je pense que la République en marche n’aurait d’ailleurs pas dû se présenter ou présenter un candidat à l’élection présidentielle en France parce qu’ils n’avaient pas de députés du tout à l’Assemblée nationale, ni aucun élu d’aucune sorte. On peut avoir été le meilleur candidat hier et ne plus l’être aujourd’hui. Donc il va falloir nous entendre sur qui, aujourd’hui, est le mieux à même de tirer et de marquer le penalty de l’histoire au Cameroun. Et cela, ce n’est pas au nombre de députés ou de sénateurs ou de je ne sais quoi qu’il faut évaluer cela. C’est la situation d’aujourd’hui qui compte.