2016 marque le centenaire de la naissance de François Mitterrand, les 20 ans de sa mort et 35 ans de son accession à la Présidence de la République française.
Il y a vingt ans jour pour jour, le 8 janvier 1995, l’ancien président français François Mitterrand disparaissait. Tout comme de Gaulle, Mitterrand a profondément marqué les relations franco-africaines. A l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, RFI revient avec le spécialiste de l’Afrique Antoine Glaser, auteur d’AfricaFrance: quand les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu (Ed. Fayard, 2015), sur la politique africaine de la France sous François Mitterrand. Celle-ci fut en son temps un beau sujet de controverses et de critiques.
RFI : François Mitterrand connaissait-il l’Afrique avant d’être élu président en 1981 ?
Antoine Glaser : Oui, il la connaissait, mais il avait une vision plutôt passéiste du continent. Mitterrand avait fait son premier voyage en Afrique en 1946, puis, au début des années 1950, sous la IVe République, il a eu à gérer l’empire colonial en tant que ministre de la France d’outre-mer. Il était ensuite ministre de l’Intérieur, puis garde des Sceaux lorsqu’éclata la guerre d’Algérie.
C’est en sa qualité de ministre de la France d’outre-mer sous René Pleven (Ndlr. président du Conseil et plusieurs fois ministre sous la IVe République), qu’il a négocié avec succès avec les nationalistes réunis au sein du parti interafricain Rassemblement démocratique africain (RDA), dirigé alors par un certain Houphouët-Boigny. Ce dernier était à l’époque proche des communistes, mais, sous l’influence de Mitterrand, il va se rapprocher des socialistes et participer à une coalition de gauche. La vision de l’Afrique de Mitterrand était marquée par les idées assimilationnistes de cette époque et la nostalgie d’un grand ensemble franco-africain dont sa génération avait rêvé.
En arrivant au pouvoir en 1981, Mitterrand congédie Jacques Foccart qui était le véritable artisan de la politique africaine sous la droite. Pour autant, le président socialiste réussit-il à rompre avec les pratiques clientélistes de la cellule africaine de l’Elysée sous de Gaulle et ses successeurs ?
Paradoxalement, François Mitterrand qui s’était toujours opposé à de Gaulle a poursuivi la politique de ses prédécesseurs en Afrique, fondée uniquement sur la sauvegarde des intérêts immédiats de la France. Certes, des intellectuels dans son entourage, comme Erik Orsenna ou Régis Debray, évoquaient la nécessité de redéfinir les intérêts et de promouvoir la démocratie, mais leurs voix étaient écrasées par celles des lobbies d’affaires.
Le président lui-même a donné un très mauvais exemple en nommant son propre fils comme conseiller des affaires africaines. C’était un gage donné aux dirigeants africains qui s’inquiétaient de voir leurs pratiques népotistes et corrompues montrées du doigt. Je me souviens de Claude Cheysson, ministre des Affaires étrangères dans le premier gouvernement Mitterrand, qui refusait de répondre aux questions des journalistes sur l’Afrique. « Ah, l’Afrique, ce sont les affaires domestiques, répétait-il sur un ton ironique. Elles se gèrent à l’Elysée, et pas au quai d’Orsay. »
La nomination en 1981 de Jean-Pierre Cot qui voulait moraliser la politique africaine au ministère de la Coopération, ne devait-elle pas servir de signal d’une rupture voulue par le nouveau pouvoir ?
Cette nomination relevait à mon avis plus d’une erreur de casting que d’un souci réel de rupture avec une politique africaine archaïque. Elle était dictée par des impératifs d’équilibres à respecter entre les différentes tendances au sein du parti socialiste français, Jean-Pierre Cot étant rocardien. Toujours est-il que l’intermède Cot dura à peine un an et demi car l’idéalisme de ce jeune ministre ne faisait pas bon ménage avec la « realpolitik » de la cellule africaine dirigée à l’époque par Guy Penne, un proche de Mitterrand.
Jean-Pierre Cot sera remplacé par Christian Nucci dès décembre 1982. Et avec Nucci rue Monsieur et Guy Penne à l’Elysée assisté du fils Mitterrand, on retrouve l’épure classique des rapports franco-africains. Ce sera « business as usual », des relations de dirigeant à dirigeant. Jamais sous Mitterrand, il n’y a eu de volonté de s’ouvrir à l’ensemble de la société africaine.
Le régime d’apartheid s’effondre en Afrique du Sud en 1990, pendant le second mandat présidentiel de François Mitterrand. Quel rôle la France a-t-elle joué dans la libération de Nelson Mandela et l’arrivée de la majorité noire au pouvoir ?
Pour moi, le combat contre le régime d’apartheid dans lequel le président socialiste a engagé la France dès son arrivée à la présidence en 1981 constitue un acte majeur de sa politique africaine. Il a suivi en cela les recommandations du parti socialiste qui préconisait depuis longtemps le boycott total des importations en provenance de l’Afrique du Sud et l’arrêt des ventes d’armes à ce pays. Ces mesures ont mécontenté les industriels français qui souhaitaient diversifier leurs importations de manganèse qu’ils achetaient à l’époque au Gabon. Mitterrand était allé jusqu’à rappeler l’ambassadeur de France à Pretoria pour manifester sa désapprobation de la politique d’apartheid. Il avait aussi autorisé à l’ANC d’ouvrir un bureau à Paris dès 1981.
Il semblerait que plus que le président, c’est son épouse Danielle Mitterrand qui a joué un rôle décisif dans le combat contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud…
En effet, et d’ailleurs les Sud-Africains le lui rendaient bien. C’était elle qui était à l’honneur lorsqu’en 1994, après l’élection de Nelson Mandela à la présidence sud-africaine, François Mitterrand était reçu en visite officielle par le nouveau président. Il était le premier président étranger à venir en Afrique du Sud après l’élection de Mandela. C’était très émouvant de voir Nelson Mandela embrasser les militants du parti socialiste français qui avaient œuvré pour la fin de l’apartheid.
Les commentateurs attribuent à la France de Mitterrand les mutations démocratiques observées dans plusieurs pays africains depuis deux décennies. A-t-on, d’après vous, surestimé l’impact du fameux « discours de la Baule » de François Mitterrand, prononcé à l’occasion du sommet franco-africain de 1990, appelant les dirigeants des pays du « pré-carré » à engager leur régime sur la voie de la démocratie et du multipartisme ?
Les journalistes ont en effet beaucoup glosé sur l’importance du discours de la Baule pour la démocratisation des régimes africains. Pour moi, l’appel de François Mitterrand n’a pas du tout été déterminant, d’autant qu’un an plus tard, lors du sommet de Chaillot, il a lui-même atténué la teneur de ses propos. A Chaillot, il invitera les dirigeants africains à démocratiser leur régime, « mais chacun à son rythme ». Comprenne qui pourra ! Mitterrand voulait surtout rassurer les Paul Biya, les Omar Bongo qui n’avaient aucune envie de partager le pouvoir avec leurs opposants.
Même la conditionnalité énoncée à la Baule qui consistait à lier l’aide de la France aux progrès réalisés en matière de démocratie, a progressivement disparu du discours officiel. Sur la question de la démocratie en Afrique, j’ai tendance à penser qu’en son for intérieur, François Mitterrand estimait, tout comme Jacques Chirac, que les Africains n’étaient pas prêts pour la démocratie. Certes, il ne s’est jamais prononcé ouvertement sur ce sujet, comme l’a fait Chirac, mais sa proximité avec les autocrates africains me conduit à croire qu’il pensait que la démocratisation non-contrôlée par les chefs pouvait déboucher en Afrique vers des conflits ethniques. Il ne fallait donc pas trop pousser dans ce sens.
A quoi attribuez-vous les mutations démocratiques à l’œuvre aujourd’hui dans tant de pays africains ?
En fait, la revendication démocratique était apparue en Afrique francophone bien avant le sommet de la Baule, notamment au Zaïre en 1978, au Gabon en 1981, au Cameroun en 1983. A ces pressions intérieures sont venus s’ajouter à partir de la fin des années 1980 des phénomènes géopolitiques tels que la chute du mur de Berlin et la fin de la Guerre froide, forçant les régimes africains à organiser des élections multipartites et à s’ouvrir à la société civile. Mais la démocratie demeure un « work in progress » dans de nombreux pays africains.
Le dernier mandat de François Mitterrand a été assombri par la catastrophe rwandaise. La France qui soutenait les hutus, s’est trouvée impliquée dans un incontestable génocide, avec pour résultat la perte totale de son influence dans ce pays. Que s’est-il passé ?
Le soutien au régime du président Habyarimana était un impair grave que j’impute à la mauvaise gestion du dossier rwandais par l’Elysée. Il faut dire que lorsque le génocide a eu lieu pendant l’été 1994, François Mitterrand était un homme très affaibli par la maladie. Je ne suis même pas certain qu’il avait vraiment pris connaissance du dossier rwandais. Ceux qui étaient chargés de la gestion au quotidien de cette affaire à l’Elysée étaient tiraillés entre les humanitaires qui accusaient la France de soutenir les hutus et les militaires qui, obnubilés par le souvenir de Fachoda, insistaient sur la défense du pré-carré francophone contre l’Ouganda anglophone soutenu à l’époque par les Etats-Unis.
Le résultat a été catastrophique pour l’image de la France en Afrique, surtout avec les rebelles tutsis menés par le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagamé qui accusaient les militaires français, présents sur le terrain dans le cadre de l’opération Turquoise, de complicité de génocide. A cause des propos malheureux qu’il a pu tenir à cette époque, du genre « ce n’est pas le premier génocide en Afrique, ni le dernier », François Mitterrand, lui aussi, sort amoindri de cette épreuve rwandaise. Le terrain perdu par la France en termes de crédibilité et d’influence, n’a toujours pas été regagné.
La construction européenne était la grande affaire du deuxième mandat de François Mitterrand. Pourquoi le président socialiste, qui était un européen convaincu, n’a pas davantage associé l’Europe, plus particulièrement l’Allemagne, à la politique africaine de la France ?
La France a toujours pensé qu’elle était la seule à comprendre l’Afrique, la seule à pouvoir gérer ce continent. N’est-elle pas la seule puissance européenne à avoir des bases militaires en Afrique ? Tout comme de Gaulle, François Mitterrand savait que l’Afrique était nécessaire pour perpétuer à court et moyen terme la puissance française. Sa place privilégiée au Conseil de sécurité, la France le doit autant à son statut de puissance nucléaire qu’au soutien des pays du pré-carré francophone qui ne lui a jamais fait défaut.
C’est grâce au vote bloqué des pays africains issus de l’ex-empire français que la France peut faire passer ses résolutions aux Nations unies. C’était difficile pour François Mitterrand qui appartenait à la vieille école de partager la prépondérance de son pays dans le pré-carré francophone avec d’autres puissances, qu’elles fussent européennes. Je ne sais pas si les choses ont beaucoup changé depuis.
Justement, François Hollande, lui aussi président socialiste, a-t-il, selon vous, su renouveler la politique africaine ou reste-t-il fidèle au credo mitterrandien d’une diplomatie clientéliste ?
François Hollande pratique en Afrique, ce que j’appelle, une « politique à double détente ». En tant que socialiste, il tient aux dirigeants africains le discours de la bonne gouvernance et des valeurs, mais quand les intérêts stratégiques sont en jeu, il met les exigences de la démocratie et des droits de l’homme en sourdine. Comme il le fait au Tchad, avec Idriss Déby. C’est un dirigeant pragmatique qui sait que son pays n’a ni les moyens ni les marges de manœuvre de l’époque faste de Mitterrand, aujourd’hui largement révolue.