Tribune. D’aucuns ont cru voir un tournant dans l’attitude des pouvoirs publics à l’égard de l’action des forces de l’ordre tant lors des manifestations qu’à l’occasion de contrôles quand, le 14 janvier, le président de la République a demandé au ministre de l’Intérieur de lui «faire dans les meilleurs délais des propositions claires pour améliorer la déontologie» des policiers et des gendarmes. Il devenait certes difficile de continuer à ignorer les écarts commis par ces derniers alors que le nombre de blessés parmi les gilets jaunes a dépassé les 2 500 en un an, qu’un homme est récemment mort d’asphyxie lors de son interpellation et que les vidéos d’agents frappant des personnes au sol se multiplient depuis des mois.
Pour autant, ni le chef de l’Etat ni aucun membre du gouvernement n’a jusqu’à présent accepté de nommer les violences policières. On se souvient qu’Emmanuel Macron, le 7 mars 2019, s’indignait : «Ne parlez pas de violences policières ! Ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit», et que Christophe Castaner, le 4 avril, protestait : «Il peut y avoir des blessés, mais attention à l’amalgame : ce ne sont pas des violences policières.» Interrogée deux jours après le supposé tournant dans la rhétorique officielle, la porte-parole du gouvernement s’est une fois encore refusée à utiliser cette expression, affirmant que le faire serait impliquer l’existence d’une violence d’Etat. Or ne pas nommer les violences policières participe précisément de la violence de l’Etat.
Ce qui caractérise, dans le droit, ces violences, c’est l’usage injustifié ou disproportionné de la force physique. Injustifié, lorsqu’on administre des coups de poing à un manifestant au sol. Disproportionné, lorsqu’on asperge de gaz lacrymogène des militants inoffensifs. Injustifié et disproportionné, quand on tire sur un individu à bout portant avec une arme de type Flash-Ball en le visant à la tête pour l’empêcher de filmer. Cette définition juridique de la violence est déjà très restrictive, puisqu’elle ne prend pas en compte ses formes non physiques, notamment les brimades, humiliations, agressions verbales, insultes racistes, arrestations arbitraires, menottages douloureux, qui constituent l’ordinaire des interactions qu’ont avec les forces de l’ordre certaines catégories de population, notamment les jeunes hommes de milieu populaire appartenant à des minorités ethnoraciales.
Néanmoins, même en se limitant à l’usage inapproprié de la force physique, les centaines de traumatisés crâniens et les dizaines de personnes éborgnées au cours des mobilisations sociales depuis la fin de l’année 2017, qui s’ajoutent aux morts survenues lors d’interpellations ou de gardes à vue depuis bien plus longtemps, devraient inciter les autorités de l’Etat à reconnaître l’évidence, la banalité et la gravité des violences policières. Plutôt que de s’y résoudre, elles les contestent pourtant en déclarant que c’est la violence du public qui légitime l’usage de la force par les policiers et les gendarmes. Cependant, outre que, même si tel était le cas, cet usage devrait demeurer justifié et proportionné, les images et les reconstitutions montrent que, le plus souvent, les victimes des balles de défense, des grenades de désencerclement et des coups de tonfas ne sont pas des auteurs de violences, mais des manifestantes et des manifestants pacifiques.
Dans ces conditions, le déni de réalité des pouvoirs publics révèle leur implication dans les violences policières. En prétendant ne pas voir ce que chacun peut constater, ils signalent à ceux qui les commettent qu’ils n’ont rien à craindre et peuvent donc continuer. Cette implication n’est certainement pas récente puisque, depuis trois décennies, les prérogatives des forces de l’ordre ont été élargies, leurs armements sont devenus plus agressifs, le recours à l’accusation d’outrage et rébellion contre agents dépositaires de l’autorité publique a été favorisé pour contrer les possibles plaintes de citoyens pour violences policières, et la Commission nationale de déontologie de la sécurité, autorité indépendante créée en 2000, a été dissoute huit ans plus tard. Le gouvernement actuel a cependant accéléré cette évolution par un ensemble de mesures législatives visant à renforcer les pouvoirs des forces de l’ordre et à étendre les conditions d’usage de leurs armes au-delà de la légitime défense.
Surtout, il leur a manifesté son soutien sans faille par une série de gestes forts, que la décision tardive de retirer les grenades GLI-F4, responsables de mains arrachées, que la France était le seul pays européen à conserver dans son arsenal de maintien de l’ordre, ne suffit pas à corriger. Le préfet de police de Paris, auquel il était reproché d’avoir demandé à ses agents de modérer l’usage de leurs armes dites sublétales responsables de mutilations, a été remplacé par un homme à la réputation de dureté auquel le ministre de l’Intérieur a demandé que sa main ne tremble pas. Cinq policiers, qui font l’objet d’enquêtes sur leur rôle dans la mort d’un jeune homme noyé à la suite d’une charge de police à Nantes, dans le décès d’une octogénaire consécutif à un tir de grenade lacrymogène en plein visage à Marseille et dans les blessures occasionnées à une militante âgée bousculée par un gardien de la paix à Nice ont été décorés en grande pompe dans le cadre d’une promotion exceptionnelle. Il est vrai que ces enquêtes, souvent entachées de conflits d’intérêts tant du côté des instances administratives que du côté de l’institution judiciaire, ont peu de chances d’aboutir. En encourageant et en récompensant les usages inappropriés de la force, en évitant de les faire sanctionner en interne ou dans les tribunaux, et finalement en récusant même leur existence, le gouvernement fait ainsi des violences policières une violence d’Etat.
On ne saurait s’en étonner. La police, en France, n’est pas au service des citoyens. Selon l’European Social Survey, elle est même en Europe celle qui manifeste la plus grande méfiance à leur encontre. Elle se considère comme étant au service de l’Etat, mais cette subordination administrative se transforme de fait en allégeance politique. La police n’a pas de comptes à rendre à la société, dont elle refuse tout regard extérieur, mais au pouvoir en place, quel qu’il soit. Ainsi se développe une relation pernicieuse dans laquelle le gouvernement accorde toujours plus à des forces de l’ordre dont il a besoin pour réprimer ses opposants, tandis que ces dernières se servent de lui pour obtenir des privilèges, comme le maintien de leur régime spécial de retraite, et garantir leur impunité, lorsqu’apparaissent des déviances aussi graves soient-elles. Au lendemain de la demande de déontologie par le président de la République, le principal syndicat des gardiens de la paix menaçait : «Si nos collègues venaient à être injustement condamnés, nous saurons ce qu’il nous reste à faire.» Le gouvernement est ainsi à la fois le bénéficiaire de la répression policière, qui lui permet de restreindre la liberté de manifester, et l’otage du segment le plus radical des forces de l’ordre, qui exige d’être soustrait à la règle démocratique.
Jusqu’à récemment, on avait pu ignorer cette violence d’Etat car elle frappait essentiellement les quartiers populaires et leurs habitants, pour la plupart d’origine immigrée, auxquels elle imposait un traitement d’exception. Désormais, on ne le peut plus guère, car elle s’abat sur l’ensemble de la société, ou tout au moins sur celles et ceux qui protestent contre la politique conduite par un gouvernement qui, par faiblesse autant que par arrogance, croit que l’autoritarisme peut pallier sa perte d’autorité. Hier atteinte aux droits de certains, elle est aujourd’hui atteinte aux droits de tous.