A Gaza, « l’intention est-elle de brutaliser la population civile ? »
Dans l’escalade militaire en cours à Gaza depuis le 11 mai, Israël a tué des civils assiégés et détruit des infrastructures, tandis que le Hamas tire des roquettes sur les villes israéliennes. Hagai El-Ad, directeur exécutif de l’organisation de défense des droits humains israélienne Betselem, dénonce des crimes de guerre.
Comment jugez-vous les frappes qui ont tué, dimanche, plus de 30 personnes rue Wahda, à Gaza ?
Je ne doute pas que l’armée israélienne trouvera le moyen de qualifier, même cela, d’attaque « légale ». Quel que soit le nombre de civils tués, nul n’est jamais tenu de rendre des comptes. Durant les précédents cycles de violence [les guerres de 2009, 2012 et 2014 à Gaza], Israël a dit cela des dizaines de fois, après des incidents qui ont fait un nombre horrifiant de victimes civiles : « C’était une erreur malheureuse, les dommages collatéraux ont été plus importants que ce qui avait été anticipé. Mais, sur la base des informations dont nous disposions alors, cette attaque était proportionnée. Nous ne savions pas qu’une famille se trouvait dans la cave ou que le bâtiment entier s’écroulerait… » Arrive un moment – et c’est le cas de longue date – où prétendre qu’il s’agit d’erreurs exceptionnelles et non intentionnelles n’est pas convainquant. Si vous poursuivez la même stratégie, ce qui est déjà arrivé se produira encore.
Qu’en est-il des frappes menées par Israël contre des immeubles civils ?
Les principes de distinction [entre civils et combattants] et de proportionnalité [de l’avantage militaire escompté et des risques encourus par les civils], que le droit international impose, s’écroulent face à de tels bombardements. Comment ces hauts immeubles, avec des dizaines d’appartements civils, peuvent-ils constituer des cibles militaires ? Comment Israël peut-il expliquer que les frapper constitue une attaque proportionnée, parce qu’il y a supposément des bureaux d’un groupe militant dans ces bâtiments ? Il faut se demander si la véritable intention de tels assauts n’est pas de brutaliser la population civile.
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Israël a visé de hauts responsables du Hamas, à quels risques ?
Il est difficile de cerner ce qu’Israël tente de définir comme une cible militaire. La maison d’une personne, par définition, ne l’est pas, et une telle attaque doit de toute manière être proportionnée. Mais il n’est pas surprenant de voir ces principes jetés aux orties, en violation du droit international. Israël l’a dit explicitement dès 2014 et auparavant : tout usage de la force contre Gaza est justifié. La question est de savoir si des frappes contre des cibles militaires légitimes sont planifiées puis exécutées en tentant autant que possible de préserver des innocents. Or, nous voyons déjà un nombre croissant de victimes civiles.
Pourquoi tant d’enfants tués, près d’un tiers des morts ?
Déjà en 2014, les enfants représentaient plus de 20 % des victimes. La propagande israélienne évoque volontiers des frappes chirurgicales, basées sur une précision en temps réel et des renseignements de haute volée. Comparez cela avec ce que chacun voit à la télévision. Dire que ce discours et la réalité sont incompatibles est un euphémisme.
Qu’en est-il des destructions d’infrastructures ?
Nous avons reçu des informations sur trois centres médicaux endommagés, mais une image d’ensemble manque encore. Gaza est un lieu surpeuplé, mais aussi appauvri et assiégé depuis quatorze ans, avec des infrastructures insuffisantes. L’essentiel de l’eau n’est pas potable, l’électricité manque, comme les services médicaux et presque tout ce qui devrait permettre une vie décente. Les Nations unies ont estimé par le passé [en 2012] que Gaza deviendrait inhabitable en 2020. C’était avant le coronavirus et les bombardements. Nous sommes en 2021. Nous parlons aussi d’une population qui n’est quasi pas vaccinée, et qui se serre maintenant dans des abris.
Qu’en est-il des frappes du Hamas ?
Le Hamas tire des roquettes depuis des zones civiles à Gaza contre des civils dans des centres urbains en Israël. Ce sont des crimes de guerre.
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Quel regard portez-vous sur les violences entre civils juifs et arabes en Israël même ?
Dans les villes dites « mixtes » d’Israël, nous assistons à des violences de rue d’une ampleur inédite, allant jusqu’à des tentatives de lynchage de citoyens palestiniens et juifs. Il semble aussi que les gangs juifs qui mènent certaines attaques sont liés à des avant-postes des colonies et à des mouvements ultranationalistes et racistes. Cela rappelle la violence que des colons exercent en toute impunité en Cisjordanie.
Comment jugez-vous la réponse policière ?
Nombre de ces attaquants juifs ne se sentent pas en danger d’être arrêtés par la police, alors que nombre de Palestiniens estiment que la police ne les protège pas. L’image d’ensemble est qu’en Cisjordanie, à Jérusalem-Est, en Israël même et à Gaza des Palestiniens partout sous contrôle israélien font l’objet d’attaques, d’une sorte ou d’une autre, de la part de l’Etat. Cela suscite une peur profonde ces derniers jours parmi les Palestiniens, du Jourdain à la Méditerrannée, et aussi une solidarité.
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La Cour pénale internationale a ouvert une enquête dans les territoires palestiniens. Peut-elle s’étendre aux événements actuels ?
Les événements de 2014 et de 2018 à Gaza [la répression de la « marche du retour » aux frontières de l’enclave] sont déjà sur le bureau de la procureure. Il semble qu’elle aura plus de cas à examiner. Nous n’avons cessé de le répéter : l’impunité se paie dans le sang. Parce que aucune responsabilité n’a été prise en 2009, nous avons eu la guerre de 2014. Parce que aucun compte n’a été rendu en 2014, nous avons 2021. La responsabilité n’est pas qu’un concept de droit théorique. Elle ne sert pas seulement à ce que justice soit rendue aux victimes. Elle permet aussi que les crimes ne se répètent pas.
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Proche-Orient: nouveau pilonnage de Gaza par Israël, plus de 200 morts en une semaine
Malgré les appels à la désescalade, les affrontements se poursuivent au septième jour depuis le regain de tensions entre Israël et la Hamas.
Durant la nuit de dimanche à lundi, comme depuis une semaine, les bombardements intensifs israéliens ont secoué la bande de Gaza. L’aviation israélienne a pilonné la bande de Gaza à des dizaines de reprises en l’espace de quelques minutes, provoquant des coupures de courant. Des centaines de bâtiments ont été endommagés, d’après les autorités locales, qui n’ont pas fait état de victimes dans l’immédiat. Tsahal justifie ces frappes en expliquant viser « des cibles terroristes » sans donner plus de détails.
Les maisons de neuf responsables du Hamas ont été attaquées par des avions et des drones. De même que l’une des entrées du réseau de tunnels creusés par le Hamas, surnommé le « métro de Gaza », devenue la cible d’attaques aériennes à répétition, rapporte notre correspondant à Jérusalem, Christian Brunel.
Autrement dit, l’heure des négociations pour un cessez-le-feu n’a pas encore sonné. Mais sur le front diplomatique, le Premier ministre a dit qu’il commençait à y avoir des pressions, une allusion au changement de ton des États-Unis. Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, a proclamé sur Twitter : « Il faut que les violences s’arrêtent immédiatement ! »
Il a pris contact avec l’Arabie saoudite, le Qatar, l’Égypte, qui pourraient servir d’intermédiaires. Sur place, l’envoyé spécial de l’ONU a ouvert un canal de discussions avec le conseiller à la sécurité nationale de Benyamin Netanyahu.
« J’ai eu l’impression de mourir »
Dans les Territoires palestiniens, c’est la stupeur. « Il n’y a jamais eu de frappes d’une telle ampleur », a témoigné Mad Abed Rabbo, 39 ans, qui vit dans l’ouest de la ville de Gaza. « J’ai eu l’impression de mourir », a déclaré une autre habitante avant d’ajouter : « Netanyahu doit se rendre compte que nous sommes des civils, pas des militaires. »
Alia Abu Amr a vécu toute sa vie à Gaza. Mais pour elle, ces dernières nuits de bombardements ont été les plus destructrices jamais connues : « En une semaine, les raids israéliens ont fait plus de dégâts que durant les cinquante jours de la guerre de 2014. On a pu avoir jusqu’à trente frappes par minute. Et je ne parle que des bombardements aériens. Il y a aussi les tirs d’artillerie ».
« Les enfants sont terrifiés. Que Dieu nous vienne en aide… Ils nous ont brisés. Mais on essaye de faire bonne figure devant les petits, pour ne pas les effrayer davantage », raconte, au micro de notre correspondant Sami Boukhelifa, cette mère de famille terrée chez elle avec ses proches, comme les deux millions de Gazaouis, qui vivent sous blocus israélien depuis 15 ans. À Gaza, les civils n’ont nulle part où s’abriter.
Selon les habitants de Gaza, lors de la guerre de 2014, l’armée israélienne n’a ciblé les tours de la ville que durant les derniers jours du conflit. Cette fois-ci, dès le début, l’État hébreu a pulvérisé plusieurs de ces grands immeubles d’habitation. Selon l’armée, le Hamas dissimulait dans ces bâtiments ses activités terroristes.
« À Gaza, il y a une densité de population très élevée. Donc, dans toute frappe, il y a toujours un risque de toucher des personnes qui vivent à proximité de la cible visée. Et aujourd’hui, dans la situation, on ne peut pas déterminer si une cible est, ou pas, un objectif militaire légitime », explique à RFI Fabrizio Carboni, directeur Moyen-Orient du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).
La Croix-Rouge demande donc de restreindre « au minimum » les frappes étant donné la configuration de la bande de Gaza et « de rester à distance des civils ». « C’est sous les yeux de tout le monde qu’il y a un enjeu, une grosse difficulté pour la population, dans un environnement comme Gaza », ajoute Fabrizio Carboni.
« Attaques indiscriminées contre la population civile »
Depuis lundi, plus de 3 000 roquettes ont été tirées par le Hamas en direction d’Israël, le rythme le plus élevé de projectiles jamais lancés sur le sol israélien, a indiqué dimanche l’armée israélienne.
Au total, depuis le 10 mai, 197 Palestiniens ont été tués, dont au moins 58 enfants, et plus de 1 200 blessés. Côté israélien, 10 personnes ont été tuées dont un enfant, et 282 blessées après des tirs de groupes armés palestiniens depuis Gaza.
Face à un bilan que ne cesse de croître, les organisations tentent de faire respecter le droit humanitaire, mais avec difficulté dans une situation telle que celle-ci. « C’est un environnement extrêmement polarisé, extrêmement médiatisé, extrêmement politisé… Et pour une organisation comme la nôtre, qui veut essayer de se retrouver dans un espace de neutralité humanitaire, c’est extrêmement difficile d’avoir une parole publique, parce qu’inévitablement on va être pris à partie », détaille le directeur Moyen-Orient du CICR.
Le positionnement actuel de l’organisation humanitaire est de discuter « de manière confidentielle avec les parties » pour arrêter les « attaques indiscriminées contre la population civile ».
Heurts entre pro-Israéliens et pro-Palestiniens au Canada
Sur son territoire, Israël est également confronté à des violences inédites et des menaces de lynchages dans ses villes « mixtes », où vivent Juifs et Arabes israéliens, un terme contesté par les Palestiniens qui préfèrent « citoyens palestiniens d’Israël ». Et ces affrontements entre pro-Palestiniens et pro-Israéliens s’étendent à d’autres pays.
Pour nous c’est notre terre, on ne va pas s’arrêter.
Reportage – Manifestations en Cisjordanie occupée
Alice Froussard
Au Canada, des heurts ont éclaté entre les deux camps lors de rassemblements à Montréal. La police a dû faire usage de gaz lacrymogènes pour mettre fin à ces échauffourées.
Des violences que le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, a condamné ce dimanche en insistant sur « le droit de se réunir pacifiquement et de s’exprimer librement au Canada ». Et d’insister sur le fait qu’il n’était pas question de tolérer « l’antisémitisme, l’islamophobie et la haine ».
À Bruxelles également, des rassemblements ont eu lieu. Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées dimanche après-midi en soutien à Israël, rapporte notre correspondant Jérémy Audouard.
Tous mes amis sont là-bas, à Ashdod, à Tel-Aviv… Et cette nuit, ils ne dormaient pas, ils étaient dans la cage d’escalier. C’est atroce ! C’est très, très dur ! Très dur à vivre.
Reportage – Manifestation de soutien à Israël à Bruxelles
Jérémy Audouard
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