C’est à cette date la bavure la plus grave de l’armée française depuis qu’elle est en guerre au Sahel : le dimanche 3 janvier 2021, il y a tout juste un an, un Mirage 2000 bombardait en début d’après-midi les environs de Bounti, un village peul situé dans une zone reculée du centre du Mali, et tuait au moins 22 personnes qui participaient à une cérémonie de mariage.
Selon un rapport de la division des droits humains de la Minusma, la mission de l’ONU au Mali, 19 des 22 victimes étaient des civils – les trois autres étaient des combattants présumés de la katiba Serma, un groupe djihadiste lié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). Tous étaient des hommes qui s’étaient réunis à quelques encablures du village, dans une zone ombragée, pendant que les femmes préparaient le repas. De nombreuses enquêtes journalistiques sont arrivées à la même conclusion, de même qu’un rapport de l’ONG Human Rights Watch.
Un an après, les autorités françaises campent sur leur position et maintiennent la version communiquée à l’époque. Pour l’état-major des armées, ce sont des djihadistes qui ont été tués ce jour-là, et non des civils. La force Barkhane n’a donc rien à se reprocher… Selon plusieurs sources locales, aucun soldat français ne s’est rendu dans le village après la frappe, aucun officiel n’est entré en contact avec les familles des victimes, aucun dédommagement – une pratique fréquente en cas de « dommages collatéraux » – n’a été versé.
Les veuves, dont le nombre est estimé, selon les sources, entre 16 et 27, n’ont reçu aucun soutien matériel de la part de la France. « Des ONG les aident de temps en temps, mais elles sont toujours dans le besoin », souligne I., un ressortissant d’un village voisin de Bounti qui en connaît quelques-unes et a requis l’anonymat pour des raisons de sécurité. Selon une militante des droits humains qui suit cette histoire de près, personne n’a osé, pour l’heure, porter l’affaire en justice. « Ils ont même peur de venir à Bamako car la route est dangereuse », souligne-t-elle.
Si une enquête judiciaire était ouverte au Mali ou en France, les investigations pourraient être élargies à l’ensemble des opérations menées à cette époque par l’armée française et l’armée malienne, car les interventions terrestres qui ont suivi la frappe de Bounti ont elles aussi abouti à des morts de civils – sans que les médias, cette fois, n’en parlent.
Menace permanente
Le 2 janvier 2021, la force Barkhane lance avec ses alliés l’opération « Éclipse ». Pendant plus d’un mois, jusqu’au 3 février, 1 500 soldats français, 900 soldats burkinabè, 850 soldats maliens et 150 soldats nigériens, soit en tout 3 400 militaires, ratissent un immense secteur situé à l’est de la région de Mopti, allant de Boulikessi au sud, à Boni et Hombori au nord (400 km de front, 200 km de profondeur).
Cette zone est à l’époque – elle l’est toujours aujourd’hui – sous le contrôle total des djihadistes de la katiba Serma, affiliée au GSIM, qui disposent d’une multitude de bases dans les zones boisées et d’informateurs dans tous les villages. Seules quelques rares villes échappent à leur joug. Pour le reste, ce sont eux qui imposent leurs règles : pas de fêtes, pas de musique, les pantalons courts pour les hommes, le voile intégral pour les femmes et l’interdiction de sortir seules de leur maison… Quiconque est soupçonné de collaborer avec l’État malien ou l’armée française est enlevé, et parfois abattu.
C’est donc une zone où la menace est permanente. Quelques jours avant le début de l’opération, le 28 décembre, l’armée française a perdu trois de ses hommes près de Hombori, lors de l’explosion d’un engin explosif improvisé (IED) au passage de leur véhicule. Le 8 janvier, un convoi franco-malien sera la cible d’une attaque kamikaze (une moto à trois roues chargée d’explosifs) près du village d’Isey, au sud-est de Hombori. Six militaires français seront blessés.
L’opération « Éclipse » a été conçue pour « faire du bilan » selon les mots d’un officier – autrement dit : du chiffre.
Côté français, on n’a pas lésiné sur les moyens pour cette opération d’envergure. Deux groupements tactiques désert, le GTD Lamy et le GTD Conti, sont engagés, ainsi que le groupement commando et des hélicoptères. L’appui aérien est important : durant ces quatre semaines, les sept Mirage de la force Barkhane, les trois drones Reaper, un A400M Atlas et un C-130J ont, selon l’état-major, « totalisé près de 600 heures de vol, permettant de collecter et de diffuser du renseignement, d’appuyer les troupes au sol, de conduire des frappes ».
Rien ne semble pouvoir échapper à la force Barkhane. D’autant que les soldats français ne sont pas seuls sur le terrain : le GTD Lamy opère avec trois compagnies maliennes, tandis que le GTD Conti est accompagné de la Force conjointe du G5 Sahel (FC-G5), constituée de militaires maliens, burkinabè et nigériens.
L’opération « Éclipse » a été conçue pour « faire du bilan » selon les mots d’un officier – autrement dit : du chiffre. À l’issue de l’opération, l’état-major indique avoir « neutralisé » de nombreux djihadistes (sans donner de détails) et « saisi » ou « détruit » un grand nombre d’armes, de véhicules et d’équipements de communication. De son côté, l’armée malienne parle d’une « centaine de terroristes tués » et d’une « vingtaine capturés ».
Exécutions extrajudiciaires
Mais combien, parmi ces « terroristes », étaient en fait des civils ? Ces bilans ne disent rien de tout cela. Or, selon plusieurs sources locales contactées par Mediapart, et dont les témoignages ont été recoupés auprès d’organisations de défense des droits humains et d’enquêteurs onusiens, de nombreux civils – au moins treize – ont été tués par les Forces armées maliennes (FAMa) au cours de cette opération, et des djihadistes présumés ont été exécutés au lieu d’être remis aux autorités judiciaires. Si aucun témoin n’incrimine Barkhane comme ayant joué un rôle direct dans ces exactions, plusieurs affirment que des soldats français se trouvaient aux côtés des FAMa lors de certaines arrestations.
Le 11 janvier, huit jours après la frappe de Bounti, les habitants du hameau de Louguel Heni (également orthographié Lougoule Egni), situé dans la commune de Mondoro, voient arriver un grand nombre de véhicules des FAMa, accompagnés de quelques véhicules de la force Barkhane. « Il y avait un hélicoptère qui nous survolait aussi, indique B., un témoin qui a requis l’anonymat. Quand ils sont arrivés, l’imam est monté sur un arbre. Il avait peur. Les soldats lui ont tiré dessus. Il est mort. Il s’appelait Amadou Ahmada. Puis ils ont tiré sur des enfants et sur leur mère qui a pris leur défense. La femme est morte sur le coup, elle s’appelait Fatoumata Alou Bidjayeye. Les deux enfants ont été blessés. Ils ont été pris en charge par les Français. » D’autres témoins ont confirmé cette version.
Celle de l’armée malienne est différente. Dans un communiqué publié au lendemain de cet épisode (chose rare), le ministère de la défense parlait d’une patrouille de reconnaissance qui aurait été prise à partie par des combattants à proximité du village de Sambaladio. « Après de rudes combats, un combattant terroriste a été neutralisé et le reste du groupe a pris la fuite, indiquait-il. Lorsque nos forces ont mis le pied dans ledit village, elles ont retrouvé sur place quatre blessés par balles, dont deux graves, une femme et un enfant. La femme a malheureusement succombé par suite de ses blessures. » Interrogé par Mediapart, l’état-major de l’armée française confirme la version de l’armée malienne et reconnaît avoir secouru trois enfants blessés. Il ajoute que les soldats français « n’ont pas été impliqués dans ces combats ».
Le 13 janvier, à Kobou, un village situé près de Boulikessi, les FAMa, accompagnés de soldats français et appuyés par un hélicoptère, ont arrêté quatre suspects. Cité par Human Rights Watch, un habitant a évoqué le rôle des Français : « Je disais mes prières à la maison lorsque trois soldats – deux Maliens et un soldat blanc – ont fouillé ma maison et nous ont conduits, ma femme et moi, à environ 40 mètres de là, où des dizaines de villageois étaient assis. Un soldat de Barkhane nous a filmés et quelques autres militaires blancs se déplaçaient. Les FAMa nous ont interrogés sur les terroristes […] Quelques heures plus tard, le soldat de l’opération Barkhane a dit que les femmes, et nous par la suite, devraient être remis en liberté. »
Au cours de leur transfert, trois des quatre prisonniers – tous peuls – ont perdu la vie : deux d’entre eux ont été retrouvés morts le lendemain ; le troisième est toujours porté disparu, mais son entourage n’a aucun espoir de le revoir un jour. Le quatrième homme a été remis en liberté. L’armée malienne a reconnu les faits, sans préciser les circonstances dans lesquelles les trois hommes sont morts. Interrogé par Mediapart, l’état-major français rétorque qu’une « enquête officielle malienne a été ouverte » et qu’il « appartient désormais aux autorités maliennes […] de s’assurer que la procédure judiciaire initiée soit menée à son terme ».
Le 15 janvier, les FAMa ont arrêté cinq Peuls, parmi lesquels un agent relais de Médecins sans frontières (MSF), dans les environs de Boro. Leurs corps sans vie ont été retrouvés un peu plus loin par des bergers six jours plus tard. Cet épisode, évoqué par plusieurs sources locales, a été documenté par la Minusma et confirmé, en off, par des cadres de MSF. Dans un document confidentiel de l’ONU, auquel Mediapart a eu accès, il est précisé que trois corps ont été enterrés par les FAMa, et que les deux autres ont été jetés à côté. Selon des témoins, « tous avaient les mains ligotées et les yeux bandés » et « tous ont été égorgés ».
Dans un rapport trimestriel publié en mai dernier, la Minusma comptabilisait, pour le premier trimestre 2021, 58 violations de droits de l’homme (dont 22 exécutions extrajudiciaires) imputables aux forces de sécurité maliennes, soit une augmentation de 38 % par rapport au trimestre précédent. Elle relevait aussi que « le 23 janvier 2021, dans la commune de Mondoro, neuf civils, dont un garçon de moins de 15 ans, arrêtés à proximité de la frontière burkinabè auraient été sommairement exécutés à proximité du camp de Boulekessi » par une unité malienne de la FC-G5, alors que l’opération « Éclipse » était toujours en cours.
La force Barkhane pouvait-elle ignorer ces pratiques, alors que ses éléments se trouvaient sur le terrain avec les soldats maliens et que l’opération était coordonnée depuis Gao, où se trouve la principale base française ? Sollicité par Mediapart, l’état-major ne fournit aucun détail quant aux différents épisodes évoqués ci-dessus, et se contente de recycler les éléments de langage habituels : « La force Barkhane respecte et veille à faire respecter le droit international humanitaire (DIH) en toutes circonstances. À cette fin, elle dispense des instructions spécifiques aux FAMa, sous forme d’instruction initiale, puis de rappels réguliers, et avant toute opération conjointe. »
Contacté par Mediapart, le ministère de la défense malien a renvoyé vers l’état-major, lequel est resté silencieux.
Rémi Carayol | Médiapart