Kampala (Ouganda).– Les rares pelouses de Kampala sont désormais occupées par les tentes des militaires. À quelques jours de l’élection présidentielle du 14 janvier, le président Yoweri Museveni, 76 ans et candidat à sa réélection, a décidé de déployer l’armée dans la capitale.
Le régime affirme vouloir éviter les risques de débordement. Or les soldats effectuent surtout des contrôles arbitraires, créant une tension permanente. « Lorsque nous sortons, nous ne savons pas si nous allons être arrêtés et si nous pourrons rentrer à la maison le soir. Aller en cours et passer des examens, c’est devenu dangereux. Nous vivons dans la crainte », disent Atim et Priscilla, deux étudiantes de l’université Makerere, l’une des plus importantes d’Afrique de l’Est.
L’avocat Liwingstone Swanyana, directeur de la Fédération des droits de l’homme d’Ouganda, le confirme : « La campagne est marquée par énormément de violence. Des personnes sont tuées, d’autres disparaissent ou sont kidnappées. La tension est bien plus forte que lors des précédents scrutins. »
Si un tel climat règne sur Kampala, c’est parce que Yoweri Museveni, au pouvoir depuis trente-quatre ans, doit pour la première fois affronter un candidat de poids : Bobi Wine, son principal adversaire parmi la dizaine de candidats en lice. Il faut prendre son mal en patience pour voir une affiche le représentant. Le long de la route principale reliant Entebbe, où se trouvent l’aéroport et la résidence présidentielle, au centre de Kampala ne sont placardées que des affiches monumentales de Museveni.
C’est en pénétrant dans les quartiers, et en particulier les plus pauvres de la ville, que l’on voit enfin le visage du chanteur, originaire lui-même des ghettos et devenu, à 38 ans, l’icône de la jeunesse du pays. La population ougandaise, dont 80 % a moins de 30 ans, est l’une des plus jeunes au monde. Mais surtout, plus que les affiches, les commerçants qui le soutiennent mettent sa musique à fond. À l’instar du Burkinabé Smockey ou du Camerounais Valsero, Bobi Wine s’inscrit dans la lignée des chanteurs africains engagés. Mais le musicien ougandais veut aller plus loin : après être devenu député en 2018, il brigue désormais la fonction suprême.
« Au fil des années, ses albums ont changé de registre : il est passé des chansons d’amour à des textes de plus en plus engagés, dénonçant la corruption du pays, les inégalités sociales, le mauvais état des services publics, observe le jeune chef d’entreprise et professeur de marketing Patrick Bujingo. Ses concerts sont devenus des meetings. Et, très vite, ils ont d’ailleurs été interdits par le gouvernement. » Les radios ne peuvent également plus diffuser sa musique, au risque de payer des amendes élevées. Le parti de Bobi Wine, la National Unity Platform (NUP), a dès lors misé sur les réseaux sociaux – le candidat est suivi par 1,7 million de personnes sur Facebook, près de 1 million sur Twitter.
Mais dans un pays où moins de la moitié de la population a accès à Internet, la campagne des candidats doit se faire principalement sur le terrain. Or le régime a instauré des règles strictes en interdisant les rassemblements dans certaines régions, en raison du Covid-19. L’épidémie n’a pourtant fait ici que 250 morts. « Dans sa logique, Yoweri Museveni aurait dû repousser les élections. Mais il a justement choisi de les maintenir pour empêcher ses adversaires de rencontrer la population. C’est un déni de démocratie », s’insurge Mwambutsya Ndebesa, professeur d’histoire à Makerere.
Les rares meetings de l’opposition ont été réprimés avec violence par l’armée – le 27 décembre, un membre de la sécurité de Bobi Wine a été tué et plusieurs journalistes grièvement blessés à Masaka, dans le sud du pays. La campagne prend alors des tours plus informels. À Mukono, à l’est de Kampala, c’est une camionnette qui sillonne la ville en diffusant les tubes du chanteur et en appelant les habitants à récupérer leur carte d’électeur.
Si certains de ses supporteurs ont peur de parler à un journaliste – « C’est devenu trop dangereux », nous ont répété plusieurs jeunes –, d’autres au contraire tiennent à témoigner. « Nous n’avons pas de travail, aucune perspective. Bobi Wine est notre seul espoir », nous glisse Kabuzi, qui a arrêté ses études pour tenter de trouver un emploi comme technicien automobile. À ses côtés, Babi, une jeune commerçante, nous dit : « Quand je suis née, Museveni était déjà au pouvoir. Il est grand temps de changer ! »
Les inégalités sociales sautent aux yeux dans Kampala, où des centres commerciaux dernier cri côtoient des maisons en tôle dispersées le long de routes en terre. « L’Ouganda est plus capitaliste que les États-Unis, s’exclame Godfrey Asiimwe, professeur d’économie à Makerere, qui a participé à l’ouvrage Uganda : The Dynamics of Neoliberal Transformation (éditions ZED, 2018, non traduit). Le régime a tout privatisé, de l’eau à l’électricité, en le confiant à des investisseurs étrangers. Seule une infime partie de la population, autour du président, profite de ces richesses. »
Un enseignant gagne 150 dollars par mois, un policier 100. 20 % de la population ougandaise vit sous le seuil de pauvreté national. Cette politique d’un néolibéralisme extrême a valu au pays de se voir qualifié en 2017 de « success story africaine » par Christine Lagarde, alors directrice générale du Fonds monétaire international. Une caution internationale pour le clan formé autour de Museveni, en partie familial, qui détient des parts dans les principaux groupes et des postes clés dans la vie politique : sa femme est ministre de l’éducation, son fils est conseiller à la sécurité, chargé notamment des élections…
Ce mélange entre néolibéralisme et pratique autoritaire est devenu la marque de fabrique du régime. Et sa dénonciation, le mantra de Bobi Wine.
Pour aller au siège de son parti, nous pénétrons dans le quartier de Kamwookya, entièrement acquis à sa cause, où les habitants portent une tenue rouge, couleur du parti, en opposition au jaune de Museveni. Derrière des grilles bien gardées se trouve une cour recouverte d’une immense fresque représentant les visages des leaders africains de l’indépendance, de Patrice Lumumba à Thomas Sankara.
Nous y rencontrons celui que nombre d’observateurs qualifient de « cerveau » du programme du parti, le porte-parole Joël Ssenyonyi : « Il faut investir urgemment dans les services publics, les hôpitaux, les écoles et exiger des garanties aux investisseurs étrangers. Nous devons inverser le cycle de notre économie, en développant notre propre savoir-faire pour ne plus être uniquement dépendants des exportations. » La balance commerciale du pays ne cesse de creuser son déficit : 9,4 % du PIB en 2019, contre 8,3 % en 2018.
Quand on demande à Joël Ssenyonyi ce que son parti ferait immédiatement s’il était élu, deux mesures hautement symboliques fusent : « Tout d’abord, nous libèrerons les prisonniers politiques. Ensuite, nous modifierons la Constitution pour limiter les mandats dans le temps, au maximum à dix ans. » Yoweri Museveni a, en effet, changé la Constitution pour lui permettre de briguer, à plus de 75 ans, un nouveau mandat. Si, pour Godfrey Asiimwe, « la campagne de Bobi Wine séduit par son énergie, ses promesses, il nous faut encore voir comment il compte s’y prendre pour arriver à ses fins, en particulier sur le plan économique ».
«Museveni a entre ses mains tout l’appareil d’État»
Pour s’opposer au contrôle du processus électoral par le parti présidentiel, la NUP a lancé sa propre application en ligne, permettant à la population de faire état de fraudes ou de violences. « Jamais autant d’argent n’avait été dépensé dans une campagne électorale ougandaise », observe Mwambutsya Ndebesa. Si le parti présidentiel met l’appareil d’État au service de la campagne, Bobi Wine a, quant à lui, recueilli une grande partie des fonds auprès de la diaspora ougandaise. Des ressortissants qui attendent davantage de liberté pour pouvoir éventuellement rentrer au pays – un mouvement de retour que l’on observe dans de plus en plus de pays d’Afrique subsaharienne.
La NUP ne se contente pas de séduire la frange la plus jeune de la population. Fervent catholique, Bobi Wine a su attirer les fidèles, dans un pays où le christianisme est la première religion. Devant l’église de Masolodi, perchée sur l’une des collines de la capitale, le père Joseph Ssebyala se félicite de voir « Bobi Wine chaque dimanche à la messe. Et il s’est même marié à l’église » ! Chaque jour jusqu’à l’élection, le prêtre tient à faire une prière pour la paix, « pour lutter contre le déchaînement de la violence ».
Reste que Bobi Wine, originaire de la capitale, est avant tout le candidat des centres urbains. « Dans les campagnes, les habitants se sentent encore en empathie avec Museveni, fils d’éleveurs de l’ouest du pays. L’agriculture est toujours la principale source d’emplois en Ouganda », souligne Mwambutsya Ndebesa, avant de préciser que « le régime a tout fait pour éviter que Bobi Wine puisse se rendre dans ces régions rurales ».
Une autre partie de la population résiste, elle aussi, aux sirènes du candidat-chanteur. Dans le quartier de Nsambya, le restaurant Prince royal est l’un des QG des réfugiés congolais, qui suivent de près l’actualité politique, même s’ils n’ont pas le droit de vote. On y sert le foufou et non pas les habituels « rolex », sandwichs aux œufs typiquement ougandais. Cet été encore, près de 45 000 ressortissants de la République démocratique du Congo ont fui les violences à l’est du pays pour rejoindre l’Ouganda. Même avec le Covid-19, le régime n’a pas fermé ses frontières.
« Museveni a toujours accueilli les Congolais, il ne nous arrête pas. Il veut aussi préserver l’axe économique entre son pays et la RDC, et notamment la ville commerçante de Goma », nous dit Arsène Mutuga, arrivé en 2016. L’Ouganda compte également le plus grand camp de réfugiés d’Afrique, Bidibidi, où se trouvent près de 280 000 Sud-Soudanais.
Car le pays, en dépit de sa faible superficie, détient une position géopolitique cruciale. Au cœur de la région des Grands Lacs, l’Ouganda a pour voisines des zones extrêmement instables. C’est l’une des raisons qui expliquent le soutien des pays occidentaux à Museveni, perçu comme un garant de stabilité. Lorsque le régime commet des atteintes aux droits de l’homme, les États-Unis ou l’Europe ne vont jamais plus loin que des communiqués un peu offusqués.
« Lors de la dernière élection, en 2016, après un avertissement de l’Union européenne, Museveni a menacé de retirer ses troupes de Somalie. Et immédiatement, l’Europe s’est tue, nous rappelle Mwambutsya Ndebesa. À cela s’ajoute le fait qu’aujourd’hui l’ancienne puissance coloniale du pays, la Grande-Bretagne, est sortie de l’Union européenne, réduisant encore plus le rôle de l’Europe. »
La France a, quant à elle, surtout des intérêts économiques dans le pays. C’est Total, en effet, qui a obtenu le contrat pour explorer le pétrole ougandais. Un marché naissant mais prometteur : des ressources équivalant à 6,5 milliards de barils d’or noir ont été découvertes. Cette manne crée des crispations très fortes avec les associations environnementales, qui dénoncent des activités de forage et de construction d’oléoducs nuisibles à la population et à la nature.
En décembre dernier, la cour d’appel de Versailles a décidé que le dossier serait jugé par le tribunal de commerce. Un désaveu pour Dickens Kamugisha, directeur d’Afiego, l’une des six ONG impliquées dans cette bataille judiciaire : « Une telle juridiction ne prend en compte que les aspects économiques et non pas les enjeux sociaux, environnementaux. »
Pour ce spécialiste des questions environnementales, « il y a aujourd’hui un fossé entre les propos du régime, qui dit défendre la nature, et la réalité, qui montre qu’il offre nos ressources sans se préoccuper d’environnement. Nos lacs sont pollués et, dans quelques années, si nous ne faisons rien, nous n’aurons plus de forêt ». Au QG de la NUP, Joël Ssenyonyi promet que « la protection de la nature passera toujours devant les investissements financiers ». Mais Dickens Kamugisha reste amer : « Il est difficile de mobiliser la jeunesse sur cette question, alors qu’elle doit déjà se battre au quotidien pour survivre. »
C’est cette situation d’extrême précarité de la jeunesse ougandaise, avec la sensation de ne plus rien avoir à perdre, qui pourrait conduire à des affrontements encore plus violents le jour des élections. Car peu ici croient en la victoire de Bobi Wine. « Museveni a entre ses mains tout l’appareil d’État et même la commission électorale. C’est lui qui annonce le nom du président ! », souligne Mwambutsya Ndebesa.
Pourrait-on dès lors assister à une révolution ougandaise ? L’exemple du Soudan voisin est dans toutes les têtes, où la mobilisation de 2019 a conduit à la chute du dictateur Omar el-Bechir. Mais à quelques jours du scrutin, les avis divergent. Les plus âgés n’y croient pas : « Le risque est d’avoir un effet de soufflé qui va retomber quelques jours après l’élection », soupire Godfrey Asiimwe.
Les jeunes étudiants Joel et Nbassa, que nous rencontrons à Makerere, sont prêts : « Il y a déjà eu beaucoup d’émeutes pendant la campagne. Et comme personne ne saura qui a vraiment gagné, le mouvement va s’amplifier. » L’armée, qui a pris position, défendra-t-elle jusqu’au bout le président, ou bien les soldats pourraient-ils se rebeller ? Une chose est sûre : la musique de Bobi Wine n’a pas fini de résonner sur les collines de Kampala.