Deux jours qui ont fait basculer l’histoire d’un pays : après trois reports, le procès qui s’ouvre lundi à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, convoque au tribunal les journées d’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, ces 48 heures de colère qui avaient conduit à l’effondrement du régime de Blaise Compaoré. Tel un château de cartes. Personne ne s’attendait alors à une chute si rapide d’un régime en place depuis vingt-sept ans et à la fuite soudaine du dictateur, exfiltré grâce à l’aide de la France, dans le pays voisin, la Côte-d’Ivoire. Mais la victoire inattendue des manifestants massivement descendus dans la rue n’a été obtenue qu’au prix de violences et de morts, lorsque l’armée a tiré à balles réelles avant d’être elle-même débordée par la pression de la foule. C’est cette répression qui sera examinée et jugée par la Haute Cour de justice, dans le procès qui démarre lundi.
Sur le banc des accusés, le dernier gouvernement de Blaise Compaoré. Les 32 prévenus étaient en effet tous ministres lorsque la décision a été prise d’avoir recours à l’armée, et non simplement aux policiers et aux gendarmes, pour contenir les manifestations qui s’opposaient à la modification de la Constitution souhaitée par Compaoré afin de pouvoir se représenter.
Des jours tranquilles à Abidjan
Diverses commissions d’enquête ont évalué à une vingtaine voire une trentaine de morts les victimes de ces deux journées de révolte. L’ordonnance de renvoi devant la Haute Cour de justice ne retient que sept morts et 88 blessés. Mais la frustration est ailleurs : «Ce procès répond à une exigence de justice, qui était aussi une revendication forte au lendemain de l’insurrection, constate Bruno Jaffré, historien spécialiste du Burkina Faso. Mais le principal accusé, Blaise Compaoré, ne sera pas présent au tribunal», déplore-t-il, se faisant l’écho d’un regret largement partagé au «pays des hommes intègres», selon la signification du terme «Burkina Faso».
Depuis sa fuite du pays, «Blaise», comme on l’appelle dans la région, coule des jours tranquilles en Côte-d’Ivoire, dans une villa gracieusement mise à sa disposition dans le quartier huppé de Cocody à Abidjan. «Il reçoit beaucoup, ne se sent nullement inquiété d’autant qu’il a beaucoup de soutiens au sein du pouvoir ivoirien», rappelle Bruno Jaffré. Naturalisé ivoirien après sa fuite du pays grâce à sa femme, Chantal Terrasson de Fougères, elle-même ivoirienne, l’ex-despote aujourd’hui âgé de 66 ans «ne peut plus être extradé, car la Côte-d’Ivoire n’extrade pas ses ressortissants», affirment les autorités ivoiriennes. «D’un point de vue juridique, c’est faux, souligne de son côté Bruno Jaffré. J’ai vérifié et rien dans les textes ne s’y oppose. C’est clairement une décision politique.»
«Assassinats», «torture», «politique de prédation»
Protégé par le pouvoir ivoirien, Blaise sera donc jugé par contumace, comme six de ses anciens ministres, tout en étant quand même défendu sur place par l’avocat français Pierre-Olivier Sur. Uniquement en tant que ministre de la Défense, poste qu’il cumulait à l’époque avec celui de chef de l’Etat. «Le procès qui s’ouvre ne permettra pas de faire le vrai bilan de son règne marqué par d’innombrables assassinats et actes de tortures, ainsi que par une politique systématique de prédation des ressources du pays», note encore Jaffré.
Arrivé au pouvoir le 15 octobre 1987 suite à une trahison fratricide, l’assassinat du charismatique président Thomas Sankara qui était son frère d’armes, Blaise Compaoré a longtemps été un homme puissant, soutenu par la France qui n’avait guère apprécié l’indépendance de ton de Sankara. Fort de ses soutiens, «Blaise» dominera longtemps la scène régionale, se posant même en médiateur de conflits, dans lesquels il était pourtant parfois lui-même impliqué. Comme dans les guerres violentes qui se sont déroulées au Liberia et en Sierra Leone.
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Bien plus, son pouvoir de nuisance demeure en partie intact. Nombreux sont ceux qui le soupçonnent d’être impliqué dans la tentative de coup d’Etat militaire qui a eu lieu en septembre 2015 à Ouagadougou, et qui s’est soldée, après l’échec des putschistes, par le démantèlement du Régiment de sécurité présidentielle, sa garde prétorienne, qui avait survécu à la chute de son régime. Dans sa villa de Cocody, l’ex-président s’est targué d’«accorder son pardon» au peuple burkinabé qui l’a chassé du pouvoir, devant une délégation de son parti, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), qui ne manque aucune occasion pour défendre son mentor en exil. «L’arrogance du CDP n’est justement possible que grâce à l’absence de condamnation de ce régime. Ça viendra : il y aura aussi d’autres procès, comme celui de l’assassinat de Sankara dont l’instruction est en cours. Les Burkinabés ne sont pas des gens violents, animés par un désir de vengeance, mais ils ont besoin de la justice avant d’accorder le pardon», résume Bruno Jaffré. Bien que limité, le premier acte de cette quête de justice s’amorce lundi. En l’absence du principal inculpé.