Pour toute une génération africaine, la connexion internet se décline avec la lutte des droits citoyens et le mouvement social. Les organisations de la société civile ont cherché – entre autres – à travers l’espace numérique, symbole d’une génération, à fédérer leurs mobilisations. L’année 2015 a été le théâtre de cette mobilisation. A Dakar, au Sénégal, où dès 2011-2012, la lutte contre les Wade, père et fils, a constitué l’un des premiers creusets de ces «e-mobilisations». Des connexions se sont ensuite établies à échelle régionale entre les mouvements contestataires Y’en a marre (sénégalais) et le Balai citoyen (burkinabé). Car si la chute de Blaise Compaoré en 2014 est bel et bien l’œuvre de la rue burkinabé, rien n’aurait été possible sans le retentissant écho international donné à l’événement. Et la caisse de résonance médiatique est à Dakar, véritable hub numérique de la crise. «Comment prendre l’information dans le réel, pour la faire transiter par le virtuel pour après mobiliser les gens dans le réel et les pousser à revendiquer ?» Par cette question, Papa Ismaël Dieng, blogueur et journaliste sénégalais, résume le triptyque de la mobilisation numérique.
L’année 2015 a été le théâtre de cette mobilisation. En septembre 2015, alors que les putschistes burkinabés lancent leur offensive sur Ouagadougou, les vidéos grésillantes du rappeur Smockey du Balai citoyen délégitiment, en temps réel, leur action aux yeux de l’opinion internationale. L’écho de leurs balles a sinistrement résonné sur les écrans d’ordinateurs à des milliers de kilomètres de la capitale burkinabé… traçant, dans une géopolitique de l’émotion, une frontière évidente entre les «agresseurs» et les «agressés».
Quelques mois plus tôt, en mars 2015, la visite de militants sénégalais, de Y’en a marre, et burkinabés, de Balai citoyen à Kinshasa, venus rencontrer des acteurs de la société civile congolaise (notamment les Filimbi), a été écourtée manu militari par la police kinoise.
En Afrique centrale, où les coupures d’émissions de RFI peuvent encore accompagner les élections, le mur du Web n’est pas franchi et la fracture numérique pèse lourd dans le climat politique. Mais, même là, les langues et les claviers se délient au fil des mois ; les réseaux sociaux se font de plus en plus loquaces à l’approche des élections présidentielles, à l’image des Sassoufit, mouvement opposant à Sassou-Nguesso au Congo-Brazzaville. Ainsi la Kongossa (rumeur populaire bien informée) des années Omar Bongo cède la place au live tweet.
Les nouvelles voix démocratiques en Afrique changent les voies de la démocratie. Celles-ci ne se traduisent plus simplement par des alternances de partis à la tête de l’Etat. Cet indicateur, qui depuis les années 90 était guetté comme le gage apparent de la démocratisation, a trop longtemps caché une autre réalité : celle du vieillissement d’une classe politique qui, en un quart de siècle, n’a laissé à ses cadets aucun espoir d’accession au pouvoir. A l’aube des années 2010, dans le sillage des «printemps arabes», une nouvelle génération s’empare du fait politique simultanément dans la rue et sur la Toile. Cette génération inquiète les pouvoirs établis – politiques comme intellectuels – car elle change les règles du jeu civique et citoyen par le bas, sans attendre l’autorisation de ses aînés.
La démocratie numérique n’est pas une génération spontanée ; elle est le fruit d’une culture, celle d’une Afrique connectée, urbaine, mondialisée, dont la moitié de sa population a moins de 30 ans. Elle est aussi celle de professionnels du monde des médias et de la communication sur la Toile. Les artistes, notamment les musiciens et les rappeurs, y trouvent une place toute particulière. Bien souvent le tweet a remplacé le tract. Ces organisations de la société civile n’ont plus des visages mais des logos sur la Toile : le poing dressé qui surmonte un balai pour le Balai citoyen ou le carton rouge brandi par une main pour les Filimbi en disent long sur leur programme. Car la communication numérique n’est rien sans une colonne vertébrale politique : la lutte contre les révisions constitutionnelles en est le principal horizon – sans qu’il s’agisse in fine de revendiquer des postes ministériels. Et ces résistances citoyennes aux révisions constitutionnelles se jouent en grande partie sur la Toile.
C’est tout une manière de faire de la politique, de peser sur les événements, de participer au «bien public commun» qui est repensé.
Cette culture dépasse le cadre de la politique pour redessiner les contours du politique en Afrique. Elle s’élargit à la question de la gouvernance et du développement, à travers l’émergence de grandes ONG africaines telles que TrustAfrica du Ghanéen Akwassi Aidoo, qui s’adresse directement à la jeunesse.
Mais, au fond, quoi de surprenant dans cette révolution numérique, si l’on se rappelle que le système de paiement M-Pesa par téléphone a vu le jour au Kenya – avant de séduire l’Angleterre ? Au Gabon, l’histoire nationale s’écrit plus sur Facebook via la page des Notes d’histoire du Gabon que dans les cénacles d’historiens universitaires et professionnels.
Le procès Habré, où «l’Afrique juge l’Afrique», s’est joué entre Dakar, N’Djamena, Addis-Abeba et Arusha, c’est-à-dire, entre l’Union africaine et les gouvernements sénégalais et tchadien. Mais plus que dans la grande salle du palais de justice de Dakar, ce procès est suivi à travers l’Afrique sur la Toile grâce aux retransmissions en direct sur le site internet des Chambres africaines extraordinaires, aux enregistrements postés sur YouTube, ou aux live tweet de journalistes africains qui ont constitué les principales notes d’audience à avoir circulé sur le continent – en version bilingue, français et anglais.
Les blogs et les réseaux sociaux (Twitter et Facebook au premier chef) ont permis un nouveau mode d’appropriation et d’individualisation de l’information par les jeunes citoyens. Une autre façon d’envisager le politique en découle. Elle déplaît certainement, dans le fond comme dans la forme, aux générations précédentes qui n’ont de cesse de minorer ce phénomène faute de le contrôler. Il n’est pourtant qu’un des premiers signes apparents du droit de réponse politique de la jeunesse en Afrique.
Auteur de : le Syndrome Foccart. La politique française en Afrique, de 1959 à nos jours, «Folio Histoire» (n°202), Gallimard.
Jean-Pierre Bat Historien, blog Africa4 sur Libération.fr