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Risques et périls de la fin de « Barkhane » au Sahel
Après des mois de tergiversations, le président de la République, Emmanuel Macron, a finalement annoncé, jeudi 10 juin en fin d’après-midi, la fin de l’opération « Barkhane » pour laquelle 5 100 soldats français sont déployés au Sahel depuis 2014. Une annonce faite à l’occasion d’une conférence de presse à l’Elysée, dans la perspective d’une série de rendez-vous internationaux, lors du G7 au Royaume-Uni du 11 au 13 juin, et au sommet de l’OTAN le 14 juin, à Bruxelles. Une décision qui vient rebattre les cartes au Sahel à moins d’un an de l’élection présidentielle, sur fond de désamour de l’opinion française à l’égard de l’engagement des armées sur zone.
« La poursuite de notre engagement au Sahel (…) impliquera (…) la fin de l’opération “Barkhane” », a ainsi annoncé le chef de l’Etat. « La France ne peut pas se substituer (…) à la stabilité politique, au choix des Etats souverains », a justifié M. Macron, faisant allusion à l’instabilité chronique du Mali, où ont eu lieu deux coups d’Etat en neuf mois. « Nous ne pouvons pas sécuriser des régions qui retombent dans l’anomie parce que des Etats décident de ne pas prendre leurs responsabilités. C’est impossible, ou alors c’est un travail sans fin », a-t-il ajouté. « Le dispositif change, pas l’objectif », a réagi de son côté, jeudi soir, la ministre des armées, Florence Parly, sur Twitter.
Désengagement en trois grandes étapes
Une semaine après avoir suspendu, le 3 juin, la coopération militaire bilatérale avec le Mali, le président de la République a donc enfoncé le clou. Mais il a renvoyé les « modalités » et le calendrier de ce nouveau revirement à la fin juin. Une échéance qui coïncide avec un sommet d’étape sur « Barkhane » prévu de longue date, sur le modèle de celui de N’Djamena, au Tchad, en février. Il pourrait avoir lieu à Bruxelles, notamment avec les partenaires européens de Paris au Mali. L’ambition est de mener d’ici là des « consultations » auprès d’eux, ainsi qu’avec les Etats-Unis et les Etats sahéliens.
C’est lors d’un conseil de défense restreint, mercredi 9 juin, que la décision de mettre fin à « Barkhane » a été prise. Selon nos informations, plusieurs options étaient sur la table. La plus radicale planifiait de retirer toutes les troupes en un an. Un scénario étudié pour le principe, mais vite écarté. Le président a finalement opté pour une réorganisation sur laquelle les armées planchaient depuis longtemps, et sur laquelle elles avaient même commencé à communiquer fin 2020, avant que tout soit suspendu par M. Macron.
Si aucun détail n’a été communiqué, jeudi, le retrait français est, à ce stade, planifié en trois grandes étapes, selon plusieurs sources concordantes. La première est prévue pour début 2022. Elle pourrait aboutir à la fermeture de certaines bases militaires au Mali, du moins pour les forces conventionnelles. La seconde étape conduirait à une baisse de 30 % des effectifs d’ici à l’été 2022. La troisième étape, plus hypothétique, permettrait, début 2023, une réduction de 50 % des effectifs actuels, en les ramenant à environ 2 500 hommes.
Si ce plan peut évoluer au gré des consultations et de l’actualité, il permet à l’Elysée de passer à la vitesse supérieure, et de s’engouffrer dans une fenêtre de tir inespérée, qui plus est, à l’orée de la saison des pluies, moins propice aux attaques. En début d’année, l’exécutif avait été pris de court par la mort de cinq soldats entre Noël et le jour de l’an – portant à 50 les militaires morts pour la France au Sahel. Séquence suivie d’accusations de bavures après une frappe sur un village du centre du Mali. Cette fois-ci, l’annonce de « la fin de “Barkhane” » apparaît dans un contexte toujours difficile sur le plan sécuritaire, mais paradoxalement plus opportun politiquement.
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« Un changement de modèle »
Objectif de l’Elysée : sortir la présence française au Mali du cadre strict d’une opération extérieure (« opex ») de forces conventionnelles, pour la basculer le plus possible vers celui d’une « coopération » multilatérale. « Un changement de modèle » qui devrait se traduire par plus de « soutien » et « d’appui » aux armées sahéliennes, ainsi qu’un rapprochement avec les forces spéciales des pays limitrophes du Mali. Le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, est ainsi opportunément allé inaugurer une « académie internationale de lutte contre le terrorisme » à Abidjan, en Côte d’Ivoire, le 10 juin, où ce projet était en souffrance depuis des années.
Cet appui aux Maliens voulu par M. Macron devrait se traduire notamment par l’envoi de militaires coopérants dans plusieurs états-majors ou directions des forces armées et de sécurité du Mali, ainsi qu’auprès des Etats sahéliens qui le souhaiteraient. Depuis 2019, une petite équipe de militaires français est par exemple intégrée à l’état-major des armées malien pour remettre sur pied leurs troupes, améliorer le recrutement et leur entraînement. Elle devrait être significativement renforcée.
Ce soutien aux Maliens devrait également être adossé à un renforcement de la présence européenne, a assuré le chef de l’Etat. Vœu pieux ou espoir tangible ? Les engagements européens ont été très timides depuis huit ans auprès de « Barkhane ». Ils ont surtout été constitués de soutien logistique, de participation à la mission européenne de formation EUTM (1 000 Allemands et Espagnols), d’envois de forces spéciales à Takuba – une unité qui fait de l’accompagnement au combat des Maliens dans la région des « trois frontières » – ou de casques bleus pour la Mission des Nations unies pour la stabilisation du Mali (Minusma). Sera-t-il possible d’aller au-delà ?
Un nouvel outil européen
En raison du dernier coup d’Etat au Mali, les fonds européens ou américains qui servaient à financer des projets de soutien aux communautés civiles ou à la construction de postes militaires au Liptako sont gelés. Plus un Européen ne souhaite s’afficher aux côtés de militaires maliens ou tchadiens, alors que la mort d’Idriss Déby, mi-avril, au Tchad, a engendré une transition musclée, comparable à un coup d’Etat. Ce jeudi, M. Macron n’a d’ailleurs pas prononcé le nom de la force conjointe du G5 Sahel, la coalition militaire réunissant Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad. Il a préféré mettre en avant la « coalition pour le Sahel », une instance réunissant des ministres civils des mêmes pays.
Dans ce paysage très incertain, un nouvel outil européen pourrait toutefois servir à Paris de levier juridique et budgétaire pour atténuer le risque d’un sentiment d’abandon du terrain malien et de vide politique face à des Russes ou des Chinois décomplexés. Validée il y a seulement quelques mois par le Conseil européen, la Facilité européenne pour la paix (FEP) ouvre une possibilité nouvelle pour l’UE : celle de financer des opérations de défense commune, des mesures d’assistance militaire, et surtout, de la fourniture d’équipements létaux. Avant le coup d’Etat, elle devait entrer en vigueur durant l’été.
Concernant la Minusma, des négociations sont actuellement en cours pour la renforcer rapidement d’environ 2 000 hommes, qui s’ajouteront au total actuel de 13 000. L’ambition serait de les déployer dans le nord et le centre du Mali, là où les casques bleus européens, justement, ne vont pas, faute de conditions d’évacuation sanitaire suffisantes. La Minusma, qui était jusqu’à présent plutôt un acteur de second rang, risque de se retrouver encore plus exposée qu’auparavant en fonction des redéploiements de « Barkhane ».
S’il en est fini de « Barkhane », ce n’est toutefois pas le cas de « Sabre ». Le chef de l’Etat n’a pas parlé de cette autre « opex » française au Sahel, au moins aussi ancienne que « Barkhane », et qui regroupe les forces spéciales françaises. Celles-ci effectuent une part-clé de la traque des têtes de réseaux djihadistes. En annonçant la fin de « Barkhane », Paris tourne donc le dos à la logique du contrôle de secteurs et d’opérations pour les forces conventionnelles, mais ne change pas le mandat, à ce stade, des forces spéciales de « Sabre ». Sans surprise, les conditions de retrait français du Sahel, bien que taillées sur mesure pour l’échéance présidentielle, s’annoncent donc longues et délicates.