C’est donc ce lundi 20 juillet que s’ouvre le procès de Hissène Habré. L’ancien président tchadien est accusé de dizaines de milliers d’assassinats politiques et de torture systématique sous son régime entre 1982 et 1990. Présidente de l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l’Homme, Maître Jacqueline Moudeina dirige le collectif des avocats des victimes. Elle répond aux questions de notre correspondante à Dakar, Carine Frenk.
RFI : Jacqueline Moudeïna, aujourd’hui ce n’est pas une journée ordinaire pour vous ?
Jacqueline Moudeïna : C’est un jour pas comme les autres. Cette journée, je l’attendais depuis plus d’une quinzaine d’années. Je suis la personne la plus heureuse, en me disant que j’ai vécu quinze ans de cauchemars et c’est la fin !
Qu’est-ce que vous allez ressentir quand l’audience va s’ouvrir ce matin ? Quand le procès va commencer ?
C’est beaucoup d’émotion ! Mais franchement, je suis incapable d’imaginer quelle sera mon émotion en entrant dans le prétoire, en voyant Hissène Habré dans le box des accusés. Je vais penser particulièrement à ceux qui étaient au départ, comme monsieur Ismaïl Achim qui était là, monsieur Sabadet Totodet qui était avec nous, monsieur Togoto qui était avec nous… Ils étaient d’anciens prisonniers de Hissène Habré et ils sont décédés. C’était tellement long que ces personnes sont décédées. Donc je pense d’abord à ces personnes et, en second, lieu à ces veuves dont les maris ont été enlevés un beau matin et [qui] ne [pourront être présents] aujourd’hui.
C’était un pari un peu fou tout de même au départ, non ?
C’était vraiment de l’utopie ! Parce que personne n’y croyait. Même pas les victimes ! Monsieur Hissène Habré c’était le « Lion de l’UNIR » ! C’est-à-dire de son parti. C’était Dieu sur cette terre au Tchad ! Et personne ne [pouvait] imaginer que même éjecté de la présidence on puisse l’amener devant une juridiction ! Et il n’y avait que moi qui y croyais parce que je savais qu’on allait y arriver, qu’il suffisait d’être patient, de persévérer, d’être téméraire… Et tout cela a payé ! Ce qui n’existait pas hier prend corps aujourd’hui ! C’est là, qui explique toute l’émotion que je vis en entrant dans cette salle.
Avez-vous eu des moments de doute, des jours où vous vous êtes dit : c’est peine perdue, on n’y arrivera jamais ?
Oui. C’est arrivé à plusieurs moments. Par exemple le plus grand moment où le doute s’est vraiment s’installé c’est quand l’Union africaine a décidé de confier le dossier au Rwanda. Ah ça ! Ça a été terrible ! Mais je me dis : il faut chercher d’autres stratégies pour qu’on y arrive !
Aujourd’hui vous saluez donc une journée historique. Pourquoi ce procès est-il si important que ça ? Est-ce que vous n’en faites pas un petit peu trop ?
Ce n’est jamais trop parce que ce procès, ce n’est pas seulement pour rendre justice aux veuves, aux orphelins, aux prisonniers de Hissène Habré. Parce que nous disons que l’impunité est la principale cause des violations des droits de l’Homme. Pourquoi les droits de l’homme sont violés ? C’est parce qu’il y a l’impunité ! Il faut régler le problème de l’impunité ! Et ça c’est commun à tous les pays ! A tous les pays d’Afrique, je dirais ! Donc c’est très important ! C’est un exemple ! Nous avons frappé là où on doit frapper !
Mais Hissène Habré refuse de comparaître, vous le savez. Il ne reconnaît pas ses juges. Il dénonce une parodie de justice, un procès joué d’avance. Est-ce que ça, vous le regrettez ?
Je ne le regrette pas parce que je sais que c’est une stratégie de défense pour tous ces dictateurs. Il n’est pas le premier à ne pas reconnaître les juridictions. Il n’est pas le premier, donc je m’y attendais. Ça ne me surprend pas. Mais ce n’est pas cela qui enlèvera quoi que ce soit à la valeur de ce procès.
Mais les victimes ne l’entendront pas. C’est important. C’était important d’entendre la voix de Hissène Habré ?
C’est très important pour les victimes. Les victimes attendent que Hissène Habré leur rende compte directement. Les victimes auraient voulu que ça se passe ainsi. Mais si cela ne se fait pas on arrivera tout de même à un procès. La justice sera rendue !
Mais n’est-il pas déjà condamné ? A-t-il tout à fait tort quand il dénonce une procédure à charge uniquement ?
Il se dit innocent ! Mais la tribune est là. L’innocence, on ne la prouve pas dans son lit ! L’innocence, on la prouve devant une juridiction ! La juridiction existe, mais il a choisi le silence. C’est lui qui refuse ! Et il n’a pas raison de refuser ! Qu’il parle pour démontrer qu’il est innocent ! Mais ce n’est pas la peine de s’attaquer aux juridictions.
Le procès est financé par les Occidentaux et par l’actuel président tchadien Idriss Deby.Vous entendez certaines critiques : justice des blancs, deux poids-deux mesures… Qu’est-ce que vous répondez ?
Moi je voudrais que les gens sachent qu’à l’origine de ce dossier ce sont les victimes ! Uniquement les victimes ! Ce sont les victimes qui sont en quête de justice ! Il faut bien organiser ce procès pour les victimes ! Les victimes n’ont pas les moyens ! Les victimes ont porté plainte, les victimes savent qui leur a fait mal !
C’est monsieur Hissène Habré qui était président à l’époque ! Pendant huit ans ! C’est monsieur Hissène Habré qui a créé la DDS [la police politique NDLR] ! Qui nous a torturés ! Qui a fait disparaître les gens par le biais de cette machine répressive ! Tout a été fait sur instruction ! La personne qui leur a fait mal, c’est monsieur Hissène Habré ! Allons-y d’abord pour monsieur Habré ?! Nous, on a besoin de justice ! Et c’est ça l’effet escompté, c’est qu’il y a un exemple : il est possible de juger un dirigeant qui s’en prend à son peuple.