[spacer style="1"]
Au Burkina, l’ombre de Compaoré et de la France au procès des assassins de Sankara
Trente-quatre ans après les faits, le procès des assassins de Thomas Sankara et de douze de ses camarades s’ouvre enfin ce lundi à Ouagadougou. Si l’on sait tout des circonstances de cette tuerie qui a mis fin à la révolution burkinabée, on ignore l’essentiel : qui a donné l’ordre de tuer ?
Ce lundi 11 octobre, le cœur de Mariam Sankara battra peut-être plus fort que jamais. Trente-quatre ans presque jour pour jour après l’assassinat de son époux, Thomas Sankara, et de douze de ses camarades, le 15 octobre 1987, le procès de leurs assassins doit s’ouvrir à Ouagadougou. Exilée dans le sud de la France depuis plus de trente-trois ans, Mariam Sankara, dont les passages dans son pays natal sont rares, a prévu d’y assister. « J’attends que la justice soit rendue et que la vérité soit enfin connue, dit-elle. Et je ne suis pas la seule, c’est tout le Burkina qui attend cela. » Tout un continent même.
Pour une grande partie de la jeunesse africaine, Sankara symbolise aujourd’hui la résistance à l’impérialisme et l’espoir d’un avenir meilleur. Ses diatribes servent de slogans aux mouvements panafricanistes et sa figure apparaît lors de chaque soulèvement populaire en Afrique subsaharienne. Elle fut au cœur de l’insurrection du peuple burkinabé en octobre 2014. La révolution qu’il mena durant quatre ans, entre le 4 août 1983 et le 15 octobre 1987, est « la preuve vivante que l’on peut diriger autrement un pays africain », expliquait à l’époque un cadre du Balai citoyen, un mouvement qui joua un rôle déterminant dans la chute de Blaise Compaoré.
Sankara dénonçait la corruption des élites africaines, il pourfendait le néocolonialisme et s’opposait à la dette. C’était aussi un militant écologiste et féministe avant l’heure. Ses discours enflammés, qui vivent une nouvelle jeunesse depuis l’avènement du Web, continuent aujourd’hui d’inspirer les militants progressistes du continent. « Quelque part, le jugement a déjà eu lieu, estime Fidèle Kientega, un compagnon de la première heure de Sankara qui ne s’est jamais vraiment remis de sa disparition. Il a été rendu de façon magistrale par la jeunesse du monde entier qui lui rend régulièrement hommage. Sa semence a germé au-delà de ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Il est aujourd’hui au Panthéon des grands hommes. » Pour lui, ce procès doit donc être « une tribune de plus pour dire à la face du monde ce qu’il s’est passé. »
Sankara avait à peine franchi la porte de la villa qu’il a été canardé. Puis on est sorti, et on nous a tiré dessus.
Alouna Traoré, seul survivant de la tuerie
Car de ce fameux 15 octobre 1987 et des jours qui ont précédé la tuerie, on sait déjà tout, ou presque. Au fil des ans, et surtout depuis la chute de Compaoré le 31 octobre 2014, les langues se sont déliées. Dans Il s’appelait Sankara. Chronique d’une mort violente, l’enquête du journaliste Sennen Andriamirado publiée dès 1989, le seul survivant de la tuerie, Alouna Traoré, avait même dessiné un schéma de la scène du crime.
Ce 15 octobre 1987, Sankara retrouve comme tous les jeudis les membres de son cabinet dans la villa qui sert de siège au Conseil national de la révolution (CNR). Il y a là l’adjudant Christophe Saba, Frédéric Kiemdé, Paulin Bamouni Babou, Bonaventure Compaoré, Patrice Zagré et Alouna Traoré. Sankara arrive un peu en retard, à 16 h 30, à bord de la R5 noire qui lui sert de voiture de fonction, escorté par cinq gardes du corps. À 16 h 35, il s’assoit à la table. Alouna Traoré prend la parole, mais très vite, un bruit de pot d’échappement couvre sa voix. Puis le vacarme des fusils automatiques. Les sept hommes s’aplatissent au sol. Ils ne le savent pas encore, mais dehors, la garde rapprochée du président – ses cinq gardes du corps, Emmanuel Bationo, Abdoulaye Gouem, Wallilaye Ouédraogo, Hamado Sawadogo et Noufou Sawadogo, et son chauffeur, Der Somda – a été liquidée. Un gendarme, Paténéma Soré, qui passait par là pour distribuer du courrier, a également été tué.
« Sortez ! », entendent les membres du cabinet. Sankara se lève. « Restez ! C’est moi qu’ils veulent. » Nouvelle rafale. « Il avait à peine franchi la porte de la villa qu’il a été canardé. Puis on est sorti, et on nous a tiré dessus », racontait il y a cinq ans Alouna Traoré, le seul survivant de la tuerie. Au total, treize corps obstruent l’entrée de la villa ce 15 octobre à 16 h 45. Ils seront enterrés à la va-vite par des détenus dans un cimetière de la capitale, une fois l’obscurité tombée – « comme des chiens », s’indigne Fidèle Kientega.
On connaît donc les circonstances. On connaît le nom des tueurs : tous appartenaient à la garde rapprochée de Blaise Compaoré, et étaient aux ordres de son adjoint, le lieutenant Gilbert Diendéré. On connaît l’identité du chef du commando : Hyacinthe Kafando, qui sera par la suite chargé de la sécurité de Compaoré pendant des années avant de connaître une période de disgrâce, puis de se faire élire député sous la bannière du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Compaoré. Mais on ignore l’essentiel : qui a donné l’ordre ? Depuis trente-quatre ans, tous les regards sont braqués sur Blaise Compaoré – parce que ce sont ses hommes qui ont fait le coup, et que certains ont affirmé que l’ordre était bien de « neutraliser » Sankara ; parce que c’est à lui qu’a profité le crime (il a pris le pouvoir dans la foulée, qu’il conservera durant vingt-sept ans) ; mais aussi et peut-être surtout parce que c’était écrit.
La veuve de Sankara, sa famille et ses plus proches collaborateurs sont persuadés de sa culpabilité. « Nous n’avons pas besoin de nouvelle preuve, puisqu’il l’a lui-même avoué », assène Fidèle Kientega, qui rappelle cette déclaration en forme d’aveu de Compaoré, tenue quelques semaines après la mort de Sankara devant des journalistes : « C’était lui ou moi. » Depuis lors, le camp de Compaoré n’a cessé de défendre la thèse selon laquelle Sankara, engagé dans une dérive autoritaire, préparait un coup pour se débarrasser des autres leaders de la révolution.
Le complot, affirment-ils, était prévu pour la réunion de l’Organisation militaire révolutionnaire qui devait se tenir dans la soirée. Il fallait donc agir avant. Mais Compaoré a toujours nié avoir ordonné l’assassinat de Sankara, défendant la thèse d’un déplorable accident. « Je suis arrivé [sur les lieux de la tuerie, ndlr] vers 18 heures. Je me suis mis en colère contre les hommes responsables du carnage. Mais ils avaient des preuves qu’un complot contre mes camarades et moi-même se préparait pour 20 heures. Si je n’avais pas eu ces éléments, j’aurais réagi de façon brutale », a-t-il déclaré quelques jours après la tuerie. De son côté, Diendéré a indiqué dans le livre de Ludo Martens, Sankara, Compaoré et la révolution burkinabè, écrit pour laver Compaoré de tous soupçons, qu’il voulait « arrêter » Sankara, « avant que l’irréparable se produise », lors de la réunion de 20 heures, et non pas le tuer. Soutiendra-t-il la même version durant le procès ?
Pour les proches du révolutionnaire disparu, cette thèse est inconcevable : Sankara, affirment-ils, était prévenu depuis des mois que Compaoré préparait un coup, mais il refusait de l’anticiper. « Il ne voulait rien savoir », avait témoigné Étienne Zongo, l’aide de camp de Sankara, peu de temps avant sa mort en octobre 2016. Les relations entre les deux hommes s’étaient détériorées au fil de la révolution, surtout depuis que Compaoré s’était amouraché, en 1985, de Chantal Terrasson de Fougères, une riche héritière franco-ivoirienne proche de Félix Houphouët-Boigny. Le président ivoirien, qui craignait que la révolution burkinabée ne suscite des soulèvements dans la région (et notamment dans son pays), était l’ennemi juré de Sankara.
Depuis quelques semaines, la guerre des tracts faisait rage à Ouagadougou : Sankara et Compaoré (qui était alors ministre de la justice et commandant des troupes d’élite de la révolution) étaient accusés, par fanzines interposés, des pires infamies. Les deux hommes ne se fréquentaient plus aussi souvent que par le passé, quand « Blaise » venait manger chez « Thomas » et qu’il était accueilli comme un « frère » par ses parents. « Le clash était inévitable », admettent plusieurs proches de Sankara.
Le procès qui s’ouvre ce lundi permettra-t-il de trancher définitivement les responsabilités des uns et des autres ? Quatorze hommes sont inculpés : quatre membres du commando, dont Hyacinthe Kafando, des complices présumés et les commanditaires supposés. Blaise Compaoré et Gilbert Diendéré sont ainsi accusés d’« attentat à la sûreté de l’État », de « complicité d’assassinat » et de « recel de cadavres ». Mais seuls douze d’entre eux s’assiéront sur le banc des accusés. Kafando, qui aurait beaucoup à dire, est introuvable. Il s’est volatilisé depuis que le juge d’instruction, François Yaméogo, l’a convoqué fin 2015. Il a probablement bénéficié de complicités pour fuir le pays.
Une autre question risque de ne pas trouver de réponse durant ce procès : quelle fut l’implication des puissances étrangères dans cet assassinat ?
Quant à Compaoré, il vit un exil doré en Côte d’Ivoire, où il s’est réfugié en octobre 2014 avec l’aide décisive de la France : c’est l’armée française qui lui a permis de fuir son pays alors que son convoi, qui se dirigeait vers le Ghana, risquait d’être stoppé par des manifestants dans la ville de Pô. Une intervention qui passe mal à Ouagadougou. « J’aurais aimé voir Blaise en face », déplore Fidèle Kientega, qui en veut à Paris d’avoir ainsi permis à Compaoré d’échapper à la justice.
Depuis, l’ancien chef d’État a obtenu la nationalité ivoirienne. Ses avocats, Pierre-Olivier Sur et Abdoul Ouédraogo, ont fait savoir qu’il ne participerait pas à ce procès qu’ils qualifient de « politique ». Pour Guy-Hervé Kam, l’un des avocats des familles des victimes interrogé par Jeune Afrique, « c’est pratiquement un aveu de culpabilité ».
Une autre question risque de ne pas trouver de réponse durant ce procès : quelle fut l’implication des puissances étrangères dans cet assassinat ? Sankara s’était fait de nombreux ennemis depuis qu’il avait pris le pouvoir en août 1983 : les autocrates de la sous-région, à commencer par Félix Houphouët-Boigny et Étienne Eyadéma Gnassingbé, le président du Togo, mais aussi le Libyen Mouammar Kadhafi et les Français François Mitterrand et Jacques Chirac. Par ses diatribes contre la dette et le franc CFA, par sa dénonciation du soutien apporté par Paris au régime de l’apartheid en Afrique du Sud et par son vote, à l’ONU, en faveur de l’autodétermination du peuple calédonien, Sankara, qui menaçait l’ordre françafricain dans la région, s’était attiré les foudres du président et du premier ministre, alors en pleine cohabitation. Tous deux avaient lancé des avertissements, voire des menaces à son égard, via certains de ses proches.
Lors de ses investigations, le juge Yaméogo a fait des découvertes intéressantes, comme la présence d’agents du renseignement français à Ouagadougou le 16 octobre 1987, au lendemain du coup d’État – présence confirmée par plusieurs témoignages recueillis par le journal d’investigation Courrier confidentiel. Mais il n’a pas suffisamment avancé sur ce point et a été contraint de boucler le volet « interne » tout en laissant ouvert le volet « international ». Les archives promises par Emmanuel Macron en novembre 2017, et effectivement transmises en trois étapes en 2018, 2019 et 2021, ne lui ont pas permis d’acquérir suffisamment de certitudes. Selon une source judiciaire, la plupart des documents transmis n’avaient aucun intérêt.
Médiapart 10 octobre 2021 Par Rémi Carayol