Tribune. En 2017, cinq membres et proches de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron se sont fait pirater. Deux jours avant le second tour de l’élection présidentielle, leurs courriers électroniques – au total, plusieurs dizaines de milliers – ont été diffusés sur Internet.
J’étais l’une de ces cinq personnes. Les pirates n’ont pas fracturé ma boîte professionnelle. Ils ont forcé un compte privé que j’avais ouvert des années auparavant. Un compte Gmail. Sur des forums, sur les réseaux sociaux et sur des sites obscurs, ils ont ensuite répandu son contenu entier. Sans trier. Sans faire la part entre ce qui relevait de la campagne électorale et ce qui m’appartenait exclusivement. Ainsi, ils ont rendu accessible à tous, en quelques clics, ma vie familiale, sentimentale, sexuelle, festive. Ils ont jeté en pâture mes coordonnées. Mon état de santé. Mes films et mes photos. Toute ma vie privée.
Mon intimité
La fuite de mes courriels personnels a aussi affecté d’autres vies que la mienne. Les messages d’amis, de parents, de collègues, de connaissances, de toutes les personnes qui m’avaient écrit un jour, sont eux aussi devenus publics. « Est-ce si grave ? Aviez-vous tant de choses à cacher ? », me demande-t-on parfois. La réponse est claire : je n’avais rien à cacher. Mes courriels privés ne dévoilent pas de secrets. Ils ne révèlent pas que je suis pédophile ou fraudeur fiscal, volage ou menteur, drogué ou atteint d’une maladie incurable. Dans leur insignifiance, ils décrivent seulement le jeune homme que j’étais.
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Ils racontent mes excès, mes contradictions, des erreurs passées, mes hésitations ; la part la plus banale de ma vie. Ils matérialisent ce qui longtemps m’est apparu abstrait, et qui me semble aujourd’hui vital : mon intimité.
L’été qui a suivi l’élection, Wikileaks a fait le choix d’intégrer sur son site la totalité des courriels piratés dans le cadre de la campagne d’Emmanuel Macron. En contradiction avec ses principes fondateurs, l’organisation n’a pas retiré de la masse de données les messages à caractère privé. En les consignant sur son site et en refusant de les trier, elle leur a même donné une visibilité nouvelle et a facilité leur accès. Longtemps, j’ai ressenti de la haine contre Wikileaks, Assange, ses représentants. J’ai maudit leurs méthodes, leur radicalité inconséquente. Je leur en voulais d’avoir contribué à me rendre vulnérable, craintif, plus paranoïaque que jamais.
Avais-je raison de rejeter et discréditer leur entreprise entière ? Certes, mon expérience illustre une limite évidente de la démarche de Wikileaks : elle met en lumière les excès de la transparence ; elle rappelle également que les lanceurs d’alerte devraient toujours confier l’examen et le traitement des informations qu’ils détiennent à des journalistes. Pour autant, elle ne remet nullement en cause la valeur du travail mené depuis des années par Assange, Wikileaks, et les rédactions du monde entier qui collaborent avec eux.
Le martyre d’Assange n’a rien à voir avec les dérives – réelles – de Wikileaks. En réalité, il montre seulement le vrai visage de nos régimes qui choisissent de se venger, plutôt que d’accueillir les vérités qui les concernent et de reconnaître les forfaits qu’ils ont commis
Rappelons brièvement ce que nous leur devons. Des révélations sur l’assassinat de journalistes et de civils par l’armée américaine en Irak. Des informations sur la torture et les conditions de détention à Guantanamo. Des renseignements décisifs sur le fonctionnement du régime d’Assad. Des indications sur l’espionnage de présidents français par la National Security Agency (NSA). Des milliers d’articles et des dizaines d’enquêtes portant sur les malversations oligarchiques d’entreprises internationales.
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En presque quinze ans [depuis la création de Wikileaks en 2006], une myriade d’autres révélations ont été faites. Celles-ci ont levé le voile sur des faits de corruption, sur des abus de pouvoir, des crimes, des exactions. Elles ont rappelé que les ennemis de la démocratie se trouvent d’abord parmi nous, à l’intérieur des systèmes qui se prévalent de l’État de droit. Elles ont illustré la nécessité de laisser émerger des contre-pouvoirs indépendants et puissants. Au fil des années, Wikileaks est devenu une part de notre patrimoine démocratique.
Face à ce constat, comment comprendre le sort actuellement réservé à Julian Assange ? Comment tolérer que cet homme ait été l’objet d’une surveillance continue par la CIA durant des mois ? Comment accepter que les autorités britanniques aient laissé son état de santé se dégrader dans la prison de Belmarsh où il est incarcéré – un endroit surnommé « Our Guantanamo » ? Comment consentir à l’idée qu’il puisse bientôt être extradé vers les États-Unis, où il risquerait une peine de 175 années de prison ?
Le martyre d’Assange n’a rien à voir avec les dérives – réelles – de Wikileaks. En réalité, il montre seulement le vrai visage de nos régimes : des régimes qui choisissent de se venger, plutôt que d’accueillir les vérités qui les concernent et de reconnaître les forfaits qu’ils ont commis. L’audience de Julian Assange, qui doit débuter à Londres le 24 février et décidera ou non de son extradition aux États-Unis, nous concerne donc tous. Parce qu’il y a dans le destin de cet homme et dans l’avenir de Wikileaks quelque chose à défendre : un fragment de notre conscience commune, de notre combat pour la liberté.
Quentin Lafay a participé à l’écriture du programme d’Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle, puis a été son conseiller à l’Elysée. Son dernier roman, « L’Intrusion » (Gallimard, 128 pages, 14 euros), décrit l’expérience d’un piratage, du côté de ceux qui en sont victimes.
Quentin Lafay(Ecrivain et scénariste, ancien conseiller d’Emmanuel Macron)