Au Sahel, les enlèvements par des groupes djihadistes ne concernent pas seulement des Occidentaux. De nombreux « nationaux », parfois de simples villageois, en sont également victimes, dans un climat de terreur qui ne cesse de s’étendre.
Souvent, Lamoussa compose le numéro de téléphone de son cousin. Il prie pour entendre une sonnerie, une voix, mais il se heurte à ce message automatique qu’il connaît désormais par cœur : « La ligne n’est plus en service. » Et ses larmes coulent. Deux ans qu’il est sans nouvelles de Joël Yougbaré, disparu le 17 mars 2019, au Burkina Faso. Ce matin-là, ce prêtre de 44 ans était parti célébrer une messe à Bottogui, un village du nord. Il n’est jamais revenu. Les opérations de ratissage n’ont duré que quelques jours, sans résultat. Joël Yougbaré a bel et bien disparu, probablement enlevé par des individus armés.
Au Sahel, où les attaques djihadistes et les violences des milices communautaires ont tué plus de 2 400 civils en 2020, de telles prises d’otage font partie du quotidien. Au-delà des six Occidentaux détenus au Sahel, dont le journaliste français Olivier Dubois, kidnappé début avril dans le nord du Mali par le Groupe de soutien de l’islam et des musulmans, affilié à Al-Qaida, plus de 300 « nationaux » ont été enlevés au Burkina Faso, au Mali et au Niger depuis 2016, selon l’ONG Acled. Mais de ces captifs sahéliens, on parle peu. Faute de statistiques officielles, il est difficile d’estimer combien sont encore détenus, ont été exécutés ou libérés.
La peur des représailles
Assis à l’ombre d’un margousier, dans un bar de rue de Ouagadougou, la capitale burkinabée, Lamoussa jongle entre passé et présent. Il ne sait plus quel temps employer pour évoquer son cousin Joël. Est-il mort ou vivant ? « Si au moins on retrouvait son corps, on pourrait faire le deuil », souffle le cultivateur. Dans ce contexte, l’incertitude ronge toute la famille. La mère ne parle plus, le père a pensé au suicide. Lamoussa, lui, a voulu mener l’enquête, mais, face à l’absence de piste, il a dû se résigner. « Que faire ? Vers qui se tourner ? Le gouvernement l’a abandonné. » Dans son portefeuille, il garde un bout de papier : la date de la disparition, griffonnée en lettres noires. « Pour ne pas oublier. » Au fond de lui, il reste convaincu que « Joël vit toujours » quelque part, prisonnier des dunes sahéliennes. Deux anciens otages, relâchés en 2020, assurent avoir été détenus avec lui, au Mali, selon l’un d’eux. « Il était connu dans la zone, il a certainement été enlevé pour sa religion », affirme Laurent Dabiré, l’évêque du diocèse de Dori.
Au Burkina Faso, nombre de familles concernées ont peur de témoigner et d’alerter les autorités. Craignant des représailles des ravisseurs ou l’exécution de leur parent séquestré, elles préfèrent se taire et attendre « un signe », gardant l’espoir d’une libération. Cette loi du silence, les terroristes l’imposent aussi à leurs anciens détenus, une fois libérés. François, par exemple, un homme d’une quarantaine d’années, employé dans une ONG internationale.
« Tu collabores avec les Blancs »
Nous le retrouvons dans la cour de la cathédrale de Ouagadougou. Alors que la discussion s’engage, il est sans cesse sur le qui-vive, méfiant au possible. « Ils sont partout, même ici, dans la capitale », glisse-t-il. La psychose le mine depuis cette matinée de 2019 où des hommes armés et enturbannés l’ont enlevé chez lui, dans son village de l’est du pays. Voilà des mois que les djihadistes y faisaient régner la terreur. « Tu collabores avec les Blancs. On va t’emmener au Mali ! », lui lancent ses ravisseurs avant de lui couvrir les yeux puis de l’embarquer sur leur moto. François se voit déjà mort. En réalité, le groupe est en quête d’informations sur son travail d’humanitaire, sur l’armée et ses « complices » au sein du village.
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Les jours de captivité s’égrènent au rythme des interrogatoires et des déplacements de camp. On ne lui ôte son bandeau que la nuit. De ces quatre semaines d’angoisse, il ne lui reste que des souvenirs embrouillés et obscurs. Le grondement des avions militaires, les bribes de discussions des combattants évoquant les attaques, les cadavres. Assis sous un arbre à longueur de journée, il perd la notion du temps. Ses jambes s’ankylosent, son esprit divague. Jusqu’à ce qu’un jour, ses ravisseurs lui demandent pardon et le déposent au bord d’une route. Ils affirment s’être trompés de cible, pensant avoir enlevé un collaborateur de l’Etat. Qu’importe, il est libre et parcourt à pied les derniers kilomètres qui le séparent du village. Depuis, ce père de famille se dit condamné au silence. A ses proches, il ne peut rien révéler des conditions de sa détention, sous peine d’être tué : « Ils m’ont fait jurer de n’en parler à personne, sinon ils me retrouveraient. »
Dans le nord du Burkina, « ils emmènent ceux qui ne respectent pas la charia, les fouettent puis les libèrent au bout de quelques jours », témoigne un villageois
Chez lui, les « gens de la brousse », comme il les appelle, continuent à dicter leur loi. Les femmes doivent porter le voile, les hommes la barbe et le pantalon « sauté », au-dessus des chevilles. L’alcool est interdit, les communications contrôlées. Craignant de subir le même sort que François, ou d’être tués sur place, certains habitants se réfugient en brousse pour dormir dans les arbres. Ils sont d’autant plus apeurés que la région est en partie sous l’emprise des djihadistes. Ceux-ci ont mis en place des checkpoints sur plusieurs axes routiers. Pour rejoindre la capitale, les membres des forces burkinabées présentes dans les parages doivent souvent cacher leur uniforme ou passer par le Togo voisin, de crainte d’être exécutés. Au Burkina Faso, un tiers du territoire échappe au contrôle de l’Etat, contre plus de deux tiers au Mali. De part et d’autre, les populations sont prises en étau, entre l’impuissance de leurs armées, régulièrement accusées d’exactions, et le joug des terroristes.
Amputations des mains et des pieds
Dans le nord du Burkina, de nombreux villageois disparaissent ainsi du jour au lendemain, pour être « jugés ». « Ils emmènent ceux qui ne respectent pas la charia, les fouettent puis les libèrent au bout de quelques jours », témoigne un habitant de Djibo. Selon lui, de présumés voleurs ont été amputés de leur main droite avant d’être libérés. Dans le nord du Mali voisin, le 2 mai, l’organisation Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS) avait amputé trois supposés bandits de la main droite et du pied gauche, en public, sur la place du marché. Eux aussi avaient été enlevés quelques jours plus tôt. Un moyen de montrer aux civils qui commande dans ces contrées abandonnées depuis des années par les autorités.
Depuis le déclenchement de la guerre du Mali, en 2012, marquant le début de l’extension des conflits djihadistes au reste du Sahel, les groupes armés ont pour stratégie de cibler les symboles de l’Etat. Leurs attaques, assassinats et menaces d’enlèvement ont contraint nombre de fonctionnaires à l’exil. Dans le nord et le centre du Mali, seuls 9 % des administrateurs civils étaient à leur poste fin 2020, selon l’ONU. Cette année-là, plusieurs syndicats avaient manifesté dans la capitale, Bamako, pour dénoncer l’absence de protection des agents et l’inaction des autorités. Sans trouver écho. Conséquence : des pans entiers de territoire continuent de se vider de leurs représentants.
C’est aussi le cas dans le nord du Burkina Faso, où, plus de deux ans après le rapt des maires de Markoye et de Gorgadji, leurs familles demeurent sans nouvelles d’eux. Plusieurs proches confient avoir perdu espoir de les revoir en vie. Les rares agents encore présents dans ces zones sous emprise vivent avec la peur au ventre, à l’instar de ce maire interrogé par Le Monde, dernier élu de sa commune à être resté depuis la fuite des 80 conseillers des villages voisins. Il refuse « d’abandonner les habitants », même s’il sait que « personne ne viendra le chercher » s’il se fait enlever à son tour, tout comme les chefs coutumiers, les imams jugés trop modérés et les enseignants qui, eux aussi, sont ciblés par les terroristes.
Plusieurs mineurs ont été kidnappés pour être exploités. « Un de mes geôliers avait à peine dix ans », raconte François, un Burkinabé séquestré pendant quatre semaines
Au Sahel, plus de 4 000 écoles étaient toujours fermées à cause des menaces à la fin de l’année 2020, privant plus de 700 000 élèves d’éducation. Certains ont même vu leur instituteur, qui refusait d’exercer en arabe, tué ou kidnappé sous leurs yeux. Ainsi, dans le village de François, l’ex-otage rencontré à Ouagadougou, tous les enseignants ont fui pour échapper à ce sort, il y a trois ans. Alors, François regarde les enfants de ses voisins errer dans les champs. « Quel sera leur avenir ? », souffle-t-il. Les siens sont partis étudier dans le chef-lieu de la région. Les jeunes qui restent, déscolarisés et sans perspectives d’avenir, constituent un vivier de recrutement pour les djihadistes, prêts à leur promettre protection et rémunération. Au Burkina Faso, comme au Niger ou au Mali, plusieurs mineurs ont été kidnappés pour être exploités. « Un de mes geôliers avait à peine dix ans », raconte François. A ces enfants-soldats s’ajoutent des femmes, victimes de violences sexuelles, des médecins et des infirmiers, contraints de soigner les combattants.
Les « locaux » en première ligne
Au-delà de leur portée « utilitaire », les rapts ont également une dimension symbolique. Ainsi les groupes visent-ils de plus en plus les employés d’ONG internationales. A Niamey, les humanitaires resteront à jamais marqués par l’assassinat des six Français d’Acted, de leur guide et de leur chauffeur, en août 2020. Un acte revendiqué par la branche locale de l’Etat islamique. Depuis, les ONG s’efforcent de recruter des « locaux » ou des expatriés africains, censés passer plus inaperçus. Ceux-ci sont envoyés en « première ligne » pendant que les travailleurs blancs, eux, voient leurs zones de déplacement autorisé se réduire. Cette délégation du risque pose question au moment où les enlèvements d’employés non Occidentaux sont en hausse.
En octobre 2020, la libération de l’humanitaire française Sophie Pétronin, du chef de l’opposition malien Soumaïla Cissé (mort du Covid-19 le 25 décembre 2020) et de deux Italiens, contre quelque 200 prisonniers, la plupart djihadistes, et une rançon, dont le montant s’élèverait à plusieurs millions d’euros, a irrité certains. François, lui, sait qu’il n’aurait pas eu cette chance. Depuis sa remise en liberté opportune et sans rançon, il s’interroge sur le prix que vaut une vie. Mais ses calculs le rendent amer. « Qui va payer pour un paysan sahélien ? Que font nos autorités pour nous ? », se désespère ce dernier.
Faible réaction des autorités
Officiellement, le gouvernement burkinabé refuse de négocier avec les djihadistes. Des tentatives de dialogue ont été menées par certains leaders religieux ou communautaires, mais aucune négociation n’a encore abouti à la libération d’otages, assurent plusieurs sources sécuritaires. En principe, la justice est systématiquement saisie, mais les enquêtes restent rares. Au Burkina Faso, où il n’existe aucune association de soutien aux otages, certains habitants sont partis à la recherche de leur proche, tentant même d’entrer en contact avec ses ravisseurs. En vain.
Au Mali, l’absence de réaction des autorités à l’appel à l’aide lancé dans une vidéo par Amadou N’Djoum, un fonctionnaire enlevé dans le centre du pays en avril 2017, a consterné Oumar Cissé, un spécialiste des questions sécuritaires. Pour essayer de faire bouger les lignes, il a créé un Comité de soutien aux otages maliens. Après cent quarante-deux jours de détention, l’agent a fini par être libéré dans des conditions qui demeurent floues. Par la suite, le collectif a défendu le cas de onze militaires et gendarmes capturés lors de diverses attaques. En octobre 2017, tous ont été tués lors d’une opération antiterroriste française. Sans un mot des autorités. La confirmation qu’au Sahel les victimes d’enlèvement disparaissent sans bruit.
Morgane Le Cam
Sophie DouceOuagadougou, correspondance