Le militant politique palestino-égyptien Ramy Shaath, 50 ans, est arrivé à Paris le 8 janvier, après plus de deux ans et demi dans la prison de Tora, au sud du Caire. Cette figure de la révolution égyptienne de 2011, également responsable en Egypte du mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) – qui appelle au boycottage d’Israël en représailles à l’occupation des territoires palestiniens –, avait été arrêtée en juillet 2019, sur la base d’obscures accusations de complot contre l’Etat. Sa libération résulte de la campagne opiniâtre menée par son épouse française, Céline Lebrun, et des pressions exercées par Paris. Pour sa première interview depuis son arrivée en France, Ramy Shaath s’exprime sur ses conditions d’incarcération, la répression politique en Egypte et le rôle de la France pour y mettre fin.
Dans quel état d’esprit êtes-vous après deux ans et demi en prison ?
Je ne pense pas avoir de problèmes de santé sérieux. J’ai le sentiment d’avoir passé le test, d’avoir déjoué les manœuvres visant à me briser. Je suis déterminé à poursuivre mon combat pour les 60 000 prisonniers d’opinion en Egypte. Maintenant que je connais cette cause de l’intérieur, que j’ai vu de mes propres yeux la torture, les souffrances, les familles brisées, ruinées, c’est devenu une affaire personnelle. Le système répressif égyptien crée une nation de désespérés, gouvernés par la peur et la colère. Les détenus qui ne se radicalisent pas en prison ne veulent plus qu’une chose : fuir à l’étranger, ou bien, pour ceux qui ont perdu tout espoir, se suicider. C’est une catastrophe, à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle nationale.
A quoi ressemblait votre cellule ?
J’ai vécu deux ans et demi dans une pièce de 23 m2, avec les murs qui s’effritent, une simple couverture pour dormir, un trou dans le sol en guise de latrines et une douche d’eau froide. Les trente-sept premiers jours, nous étions 32 dans la cellule. On dormait à tour de rôle, sur le flanc, collés les uns aux autres. J’ai été transféré ensuite dans une autre pièce, de la même taille, avec 18 personnes. Ça faisait 1,30 m2 par prisonnier. La pièce pullulait d’insectes. C’est seulement au bout d’un an que l’on a obtenu un insecticide.
Avez-vous été torturé ?
Non, je n’ai pas été torturé. Mais nous avons perdu un ami, mort d’une crise cardiaque dans la cellule d’isolement. Un trou de 1 m sur 1,50 m, sans lumière, où l’on ne peut même pas déplier ses jambes. Avant de décéder, il a été amené à ce qu’on appelle la clinique, une simple pièce, où le docteur de service se contente de distribuer des antidouleurs. Un autre codétenu est mort électrocuté, à cause d’un câblage défectueux. Et puis dans l’aile de Tora où j’étais, sept prisonniers sont probablement morts du Covid-19. Ils n’ont jamais été testés, mais ils arboraient tous les symptômes de cette maladie.
Avez-vous compris, in fine, pourquoi vous avez été arrêté ?
Imaginez, en deux ans et demi d’incarcération, le seul véritable interrogatoire auquel j’ai été soumis a duré quarante-cinq minutes. Le procureur m’a dit que j’étais accusé de participation à une organisation terroriste. J’ai demandé : « Laquelle ? » et il m’a répondu : « Je ne peux pas vous répondre ». Il m’a aussi dit que l’on me reprochait d’avoir répandu des mensonges sur les réseaux sociaux dans le but de déstabiliser le pays. Une accusation cocasse vu que je n’utilise pas les réseaux sociaux. L’officier qui commandait les policiers venus m’arrêter à mon domicile, le 5 juillet, m’avait dit lorsque je lui avais demandé la raison de sa présence : « C’est une grosse affaire, ça remonte bien au-dessus de moi. » C’est là que j’ai compris que ça venait du sommet de l’Etat et des services de renseignement et que c’était lié à mon militantisme politique, notamment mon opposition au « deal du siècle » de Donald Trump [un projet de règlement du conflit israélo-palestinien, aligné sur les positions israéliennes].
Quel était le profil de vos codétenus ?
La prison où j’étais compte quatre ailes, comprenant chacune vingt-six cellules hébergeant environ dix-huit prisonniers, soit un total de 1 800 personnes. Il y avait une aile pour les activistes de la révolution, les militants d’ONG, les gens normaux, sans profil politique particulier, et puis deux ailes et demie pour les sympathisants islamistes. Mais il faut bien comprendre qu’aucun de ces prisonniers n’avait été arrêté pour des crimes violents. Tous étaient là pour des délits d’opinion. Et puis, à partir de 2020, cette population a commencé à changer. Les gens sans le moindre passé politique, arrêtés de manière complètement arbitraire, sont devenus la majorité.
Pouvez-vous nous parler de quelques-uns d’entre eux ?
Il y avait par exemple le docteur Walid, un chirurgien. L’un de ses fils avait été dénoncé à la police par le directeur de son école, parce qu’il fredonnait dans la cour une chanson sur les dattes, l’un des surnoms donnés à Sissi par l’opposition. A cause de cela, son père s’est retrouvé devant la cour antiterroriste. Il y avait aussi Amr, un chauffeur de taxi, conducteur attitré d’une danseuse du ventre. Un soir, alors qu’il l’attendait à la sortie d’un cabaret, il s’est mis à rouspéter contre la hausse des prix du gazole. Il a été entendu par un indic et envoyé en prison où il a passé un an et demi. Le message envoyé par le pouvoir est simple : « Si tu ouvres la gueule, tu es foutu. » L’Egypte, c’est la république bananière de la peur.
Quel a été le rôle de la France dans votre libération ?
La France a joué un rôle essentiel que je tiens à saluer. Le président, Emmanuel Macron, a mentionné mon cas en public, lorsqu’il a reçu son homologue égyptien, Abdel Fattah Al-Sissi, en décembre 2020, à Paris, et le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, l’a fait lors de ses déplacements en Egypte. Il y a eu aussi la mobilisation des parlementaires et des ONG, au sein de la campagne internationale conduite par mon épouse, Céline. Les autorités égyptiennes se sont retrouvées sous une pression constante, ce qui les a particulièrement irritées. Après la déclaration de Macron, les gardiens sont venus saccager notre cellule et m’ont privé de promenade pendant deux mois. Mais ces désagréments étaient peu de chose par rapport à la joie et à la protection que le soutien du président français m’a apporté.
Appelez-vous la France à s’engager davantage sur la question des droits de l’homme en Egypte ?
La France peut et doit faire plus. On ne peut pas se satisfaire de libération au compte-gouttes, comme la mienne, ou celles de Ramy Kamel et Patrick Zaki [deux défenseurs des droits humains récemment relâchés]. Il faut en finir avec ces listes de prisonniers à libérer que les pays occidentaux transmettent aux autorités égyptiennes, ce qui permet aux deux parties de se donner bonne conscience à peu de frais. Il y a des milliers d’autres détenus, moins connus que nous, mais qui méritent tout autant de sortir de prison, quelle que soit leur inclination politique. Il faut une stratégie globale.
Comment voyez-vous votre futur en France ?
Je vais continuer à me battre pour la libération des prisonniers d’opinion et l’autodétermination des Palestiniens, les deux causes qui ont mené à mon arrestation. J’ai déjà reçu des invitations à m’exprimer devant des parlements, des organisations. Il faut changer les paradigmes qui gouvernent le Moyen-Orient, instaurer un ordre plus juste. Assez de la dictature et de l’occupation ! C’est seulement comme cela que l’on pourra stabiliser cette région, arrêter le terrorisme et les vagues de migration qui inquiètent tant les gouvernements européens. Ceux-ci ont tout intérêt à changer leur approche. Je prendrai naturellement ma part dans ce chantier.