L’intégralité du rapport intitulé “Chambres de torture secrètes au Cameroun”
Une réponse brutale à une crise déjà sanglante
Enlèvements d’enfants. Pillage et destruction totale de villages entiers. Boko Haram commet des ravages dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun. Face à un déferlement de violence et d’atrocités, le gouvernement camerounais a décidé d’agir, à juste titre, mais avec une telle dureté qu’il a bouleversé l’existence de gens ordinaires.
Pour les habitants de l’Extrême-Nord, la crainte des attaques de Boko Haram se double désormais de la peur des autorités, qui sont pourtant censées les protéger. Le Bataillon d’intervention rapide (BIR), une unité d’élite de l’armée camerounaise, et les services de la Direction générale des renseignements extérieurs (DGRE) participent aux opérations militaires contre Boko Haram.
Comme le constate Amnesty International dans son rapport Chambres de torture secrètes au Cameroun, la plupart des victimes de la campagne menée par les autorités camerounaises contre les insurgés de Boko Haram sont des hommes âgés de 18 à 45 ans originaires de la région de l’Extrême-Nord.
Toutefois, on compte également parmi elles des femmes, des enfants âgés parfois de sept ans à peine et des personnes souffrant de handicaps mentaux ou physiques. Ces victimes ont généralement été arrêtées sur la foi d’éléments très fragiles (dans le meilleur des cas), ou simplement parce qu’elles n’avaient pas pu produire de pièce d’identité. Aucune n’était visée par un mandat d’arrêt et rares sont celles à qui on a expliqué clairement pourquoi on les arrêtait.
Nous présentons dans notre rapport les cas de plus d’une centaine de personnes, dont des enfants, placées en détention de manière arbitraire, torturées, voire tuées, dans des lieux tenus secrets, sous le nez de hauts gradés de l’armée camerounaise
Détenus et torturés hors de tout cadre officiel
Les recherches d’Amnesty International ont permis d’identifier au moins une vingtaine de sites sur lesquels des personnes ont été détenues au secret et torturées entre 2014 et 2017. Citons notamment le quartier général du BIR à Salak, près de Maroua, deux centres de la DGRE à Yaoundé (dont la DGRE « Lac »), une résidence privée et une école. Les personnes que nous avons interrogées avaient passé en moyenne 227 jours dans un centre de détention non officiel. L’une au moins y avait passé plus de 900 jours.
Dans ces centres de détention non officiels, la torture est une pratique banalisée, notamment à Salak et à la DGRE « Lac ». Elle sert à extorquer des « aveux », à intimider et à faire peur, explique Fatima*, une ancienne détenue : « [Les soldats] m’ont rouée de coups pendant trois jours, en particulier sur la plante des pieds, avec toutes sortes d’objets, pour me faire reconnaître des choses dont je ne savais rien. »
Bon nombre de détenus ont été torturés de diverses manières pendant leur détention secrète et prolongée. Amnesty International a répertorié 24 méthodes de torture différentes, les plus courantes étant les coups, les positions en tension douloureuses, les suspensions et les simulacres de noyade. « J’ai passé au moins 23 mois en détention secrète aux mains de la DGRE de Yaoundé. J’ai fini par connaître toutes les méthodes de torture employées. J’avais les mains et les pieds enchaînés en permanence », se souvient ce Nigérian de 35 ans arrêté au Cameroun en 2013.
“Pendant tout le temps que j’ai été détenu à Kousseri, Salak et Yaoundé, je n’ai jamais pu voir ni un membre de ma famille, ni un avocat. Personne ne savait où j’étais. Ils pensaient tous que j’étais mort.” dite un ancien détenu, père de sept enfants et commerçant de Kousseri, qui a été arrêté fin 2015 et maintenu en détention secrète pendant plus de 7 mois dans différents endroits, dont Salak.
Dans les centres de détention illégaux, les détenus dormaient par terre et disposaient comme seules toilettes d’un seau placé dans leur cellule. Les cellules n’étaient pas équipées de ventilateurs et n’étaient pas ventilées, les fenêtres ayant été obstruées. Pourtant, les détenus étaient parfois entassés à 70 dans une pièce de neuf mètres sur cinq. « C’était horrible. On nous a traités comme des animaux », s’exclame Rani*, un ancien prisonnier originaire de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun.
Âgé d’une cinquantaine d’années, Madi a été détenu sans aucun contact avec le monde extérieur pendant près de six mois, sur les bases militaires du BIR de Kolofata et de Salak, ainsi que dans un bâtiment du Secrétariat d’État à la défense (SED) à Yaoundé. Privé de sommeil pendant les 24 premières heures de sa détention, ligoté et roué de coups, il a ensuite été soumis à un simulacre d’exécution.
D’autres formes de mauvais traitements ont également été utilisées par les militaires, les surveillants ou les personnes chargées des interrogatoires, qui n’hésitent pas à ridiculiser les détenus, à les déshabiller, à les laisser nus devant les autres pendant des heures, voire des jours d’affilée, et à les obliger à s’allonger à même le sol, sur des surfaces froides ou humides. C’est ce que raconte par exemple cet ex-détenu, arrêté fin 2014 et contraint avec ses compagnons de rester pendant trois heures à plat ventre sur le sol. « Un soldat s’est ensuite approché et nous a demandé : « Vous avez mangé, les gars ? » J’ai répondu que non. Il m’a dit : « Pas de problème, on vous apporte du café. » Et il nous est de nouveau tombé dessus à bras raccourcis. »
Des salles de classe converties en chambres de torture
Une école de Fotokol a notamment servi de centre de détention non officiel et de torture. Le BIR a commencé à utiliser les locaux de l’École publique n° 2 de Fotokol en mai 2014. L’établissement n’était pas fréquenté par des élèves à l’époque, en raison du conflit entre les autorités camerounaises et le mouvement Boko Haram. Il a toutefois rouvert ses portes en novembre 2016. Il était toujours partiellement utilisé par le BIR en juin 2017. Des détenus s’y trouvaient encore à cette date.
Les images prises par satellite montrent bien que les bâtiments de détention sont tout proches de ceux qui servent à accueillir les élèves. Les bâtiments teintés en rouge abritent des détenus ; ceux qui sont en bleu sont affectés à l’accueil des élèves ; les bâtiments violets sont à usage mixte – détention et enseignement.
En utilisant une école, les forces armées en font un objectif militaire potentiel lors des hostilités et mettent en péril la vie des enfants qui s’y trouvent.
Plusieurs détenus ont vu mourir Boukar, un homme de 36 ans originaire de la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, torturé à plusieurs reprises par des agents de la DGRE en juin 2014. « Il est mort les mains et les pieds enchaînés au lit sur lequel il était couché. Boukar était en slip, car il avait le corps tellement couvert de plaies, en raison des actes de torture dont il avait été victime, qu’il ne pouvait même plus porter de vêtements », raconte l’un des anciens détenus présents au moment de la mort du jeune homme. Le père de Boukar est mort d’une crise cardiaque quelques jours après avoir appris le décès de son fils.
Une présence internationale sur certains sites
Dans sa lutte contre Boko Haram, le Cameroun n’est pas seul. Il bénéficie du soutien actif de nombreux pays, qui lui apportent une assistance militaire, comme les États-Unis et la France. Les témoignages de plusieurs anciens détenus confirment la présence d’Occidentaux à Salak, notamment d’Américains. « J’ai souvent vu des Blancs à Salak et je les ai entendus parler anglais. Je crois qu’ils étaient américains. Tout le monde disait qu’ils étaient américains », se souvient cet ancien prisonnier ayant séjourné sur la base de Salak entre février et juillet 2016.
Dans ces conditions, le gouvernement américain et les autres partenaires internationaux du Cameroun doivent enquêter afin d’établir dans quelle mesure leur personnel avait connaissance de détentions illégales et d’actes de torture sur la base de Salak et s’il en a avisé les autorités camerounaises.
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