Stepan Poutilo, opposant biélorusse de 22 ans en exil à Varsovie, connaît bien Roman Protassevitch, le journaliste de 26 ans arrêté à Minsk dimanche 23 mai après le détournement par la Biélorussie de l’avion de ligne reliant Athènes à Vilnius. C’est avec lui qu’il a cofondé la chaîne d’opposition biélorusse Nexta, pilotée depuis la Pologne. Ce média, accessible sur la messagerie cryptée Telegram, a joué un rôle-clé dans le soulèvement populaire qui a suivi la réélection frauduleuse du président Alexandre Loukachenko, le 9 août 2020, en permettant aux manifestants de s’organiser et de diffuser les images de la répression.
Au fil des mois, l’influence de Stepan Poutilo et Roman Protassevitch est devenue si grande que le régime a ajouté leurs noms sur la liste des terroristes en novembre 2020 – un crime passible de la peine de mort en Biélorussie, le dernier pays d’Europe à l’appliquer. Dans un entretien au Monde, Stepan Poutilo (également connu sous le nom de Stepan Svetlov) appelle la communauté internationale à réagir fermement face à la machine répressive d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis vingt-sept ans.
Comment avez-vous réagi après le détournement d’avion par la Biélorussie et l’arrestation de Roman Protassevitch ?
C’était complètement inattendu. Roman ne travaillait plus avec nous depuis plusieurs mois, mais j’étais toujours en contact avec lui. Peu avant son arrestation, on s’était échangé des messages et tout allait bien. Il était actif, de bonne humeur, il n’y avait aucun problème. On n’aurait jamais pu imaginer que, dans un pays européen normal, un avion puisse être ainsi capturé. C’est un véritable rapt, qui s’est produit sur le sol européen.
Quand le régime nous a mis sur la liste des terroristes en novembre 2020, Roman et moi, on a compris qu’il n’avait aucune limite. Il fait régner la terreur. C’est inacceptable dans le monde moderne.
Qu’attendez-vous de la communauté internationale ?
J’espère vraiment qu’elle va réagir, en particulier l’Union européenne et les Etats-Unis, et forcer Loukachenko à cesser cette répression. Depuis huit mois, on nous promet de l’aide, mais en réalité il n’y a aucune aide tangible. Ce qui c’est passé avec Roman a obligé la communauté internationale à prendre des mesures plus importantes, mais il faut aller encore plus loin, isoler le régime, couper tous les contacts diplomatiques, commerciaux, économiques avec lui, et le reconnaître comme terroriste.
Que vous inspire la vidéo diffusée lundi, dans laquelle Roman Protassevitch dit être passé aux aveux ?
Il a un comportement très étrange sur cette vidéo de propagande. Il parle visiblement sous la contrainte. D’habitude, Roman est très vif, énergique. Là, il est inhabituellement calme. Je suis sûr qu’il a été battu. On voit des marques sur son visage.
Il est aujourd’hui dans une situation très dangereuse. Roman et moi sommes les pires ennemis de Loukachenko, car Nexta est une voix influente de l’opposition en Biélorussie. Elle a été classée comme organisation terroriste. Le régime s’en prend aux journalistes les uns après les autres. Il veut effrayer tout le monde et compte tout faire pour détruire l’opposition, y compris en dehors de la Biélorussie.
Quel impact cela a-t-il sur votre travail au quotidien ?
On reçoit des centaines de menaces de mort, qui proviennent de trolls du régime, de faux comptes et de bots [systèmes robotisés]. C’est très stressant, il faut être vigilant en permanence. Des policiers montent la garde au pied des locaux, et je ne peux plus me déplacer seul. Mais je sais que ces contraintes sont nécessaires pour pouvoir continuer notre combat. C’est l’affaire de ma vie. Je ne m’arrêterai pas.
« Nexta » a joué un rôle-clé dans les manifestations. Avec la répression croissante, les manifestants l’utilisent-ils toujours autant ?
Aujourd’hui on a 1,8 million d’abonnés, et plus de 600 000 sur YouTube. Depuis que nous sommes classés comme organisation terroriste, nous recevons un peu moins de messages, car les gens sont terrifiés. Mais ils savent que Nexta est le média dont l’impact est le plus fort en Biélorussie, donc on continue notre travail, bien sûr. C’est très important d’informer les gens sur la réalité de la situation. Malgré la peur, le désir de changement n’a pas disparu. Il est toujours vivace.
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« Nexta » va-t-il évoluer ?
Oui, on a des projets pour devenir un média plus traditionnel. Ce ne sera pas sous forme de site Web, car il serait bloqué aussitôt par les autorités. On va continuer sur Telegram et YouTube – le régime ne peut pas les bloquer, ce qui le rend fou –, mais on va se professionnaliser, avec des studios et des journalistes d’investigation, qui enquêteront notamment sur la corruption du régime. On a besoin de vingt journalistes, mais on n’en a que dix aujourd’hui faute de financement suffisant – il repose sur des donations et les revenus de la publicité. On fonctionne avec 500 à 600 dollars par semaine. On aura besoin de quatre fois plus, au moins 10 000 dollars par mois.
Quel enseignement tirez-vous de ces neuf mois de soulèvement ?
Avec le recul, la plus grande erreur que nous avons commise, c’est de ne pas avoir demandé aux gens de rester dans la rue en attendant que Loukachenko parte. Il y avait énormément de monde, donc le régime aurait pu tomber à ce moment-là. Mis à part cela, tout ce que nous avons fait avec Roman jusqu’à présent était juste. Le fait que le régime nous perçoive comme ses plus grands ennemis prouve que nous avions raison.