Hissène Habré a été condamné lundi 30 mai à la prison à vie pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre, tortures et viols commis durant sa présidence du Tchad de juin 1982 à décembre 1990. Durant toute cette période, l’ex-dictateur a bénéficié d’une aide importante de la France. Que savait Paris de ses crimes ? Difficile à déterminer sans l’accès aux archives officielles, que les autorités françaises ont refusé à Human Rights Watch (HRW). « Que cherche à cacher l’État français ? », demande l’ONG, qui enquête depuis 1999 sur le système de répression d’Hissène Habré et a préparé deux rapports en voie de finalisation : un premier sur les relations entre le Tchad et les Etats-Unis et un second sur la France, rédigé par Henri Thulliez.
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Le Monde a eu accès à une version provisoire de ce rapport, qui s’appuie sur de nombreux témoignages et documents (archives de la Direction de la documentation et de la sécurité, la DDS, comptes-rendus des 93 auditions au procès de Dakar, entretiens avec des acteurs et témoins de cette période). Il montre que Paris a soutenu le régime Habré « au-delà de ce qui était connu » et « devait, au minimum, être informé des plus graves exactions commises » pendant plus de huit ans par les FANT, les Forces armées nationales tchadiennes, et par la DDS, sa police politique. Ignorance coupable ou volonté délibérée d’ignorer ces crimes ? « Nous appelons les autorités françaises à faire toute la lumière sur cette page sombre de l’histoire diplomatico-militaire de la France », dit l’ONG.
La France connaissait la violence d’Hissène Habré
Lorsque Hissène Habré prend le pouvoir à N’Djamena, en juin 1982, Paris connaît déjà la violence de ce chef de guerre. En 1974, ses rebelles du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) ont kidnappé trois Européens, dont l’anthropologue française Françoise Claustre. L’année suivante, l’officier français venu négocier sa libération, Pierre Galopin, « est exécuté par les forces d’Habré », rappelle le rapport de HRW.
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En décembre 1980, lorsque les combattants d’Habré sont chassés de N’Djamena, les habitants de la capitale découvrent « un charnier à ciel ouvert, des squelettes et des cadavres jonchant le sol tout autour de la maison qu’occupait Hissène Habré ». Ce dernier affirmera qu’il s’agissait de personnes mortes au combat, mais la presse américaine, qui relaie la dévouverte du charnier de Sabangali dès mars 1981, constate que les victimes avaient les pieds et les mains attachés. « Tous avaient été fusillés. » En 1981, Amnesty International cite ces exactions dans son rapport annuel.
Action en sous-main avec l’« Opération 61 »
Après mai 1981, François Mitterrand désapprouve la « manipulation » consistant à soutenir à la fois le gouvernement tchadien d’union nationale de transition (GUNT) de Goukouni Oueddeï et son ennemi Hissène Habré, qui s’est réfugié avec ses Forces armées du Nord (FAN) au Soudan. La France lui a dépêché ses agents à Khartoum dès le printemps 1981. Alexandre de Marenches, alors patron du SDECE (ancêtre de la Direction générale de la sécurité extérieure, la DGSE) permet aux services français « de monter des opérations au Tchad via l’Egypte pour venir en aide à Hissène Habré en larguant du matériel au FAN »,démontre HRW.
Le président français ordonne « l’arrêt immédiat de toute aide à Hissène Habré ». Mais Paris ne rompt pas avec le chef rebelle. A l’automne 1981, le mercenaire Bob Denard déploie au Tchad l’« Opération 61 » en « envoyant certains de ses mercenaires combattre aux côtés d’Habré ». Comme le relève un de ses anciens mercenaires, « Denard a averti les services français de ses nouveaux engagements ». Puis, dès mars 1982, « conscientes de la montée en puissance des FAN, les autorités françaises (…) se sont rapprochées des représentants FAN ».
Paris au plus près des exactions des FANT
Après 1982, la France déploie par étapes au Tchad une aide militaire d’envergure : opérations « Manta » (1983-1984) puis « Epervier » (1986-2014). Lorsque, le 30 juillet 1983, les FANT reprennent Abéché et Faya Largeau dans le nord du pays, les officiers français ne sont pas loin. Des centaines de combattants de Goukouni Oueddeï (soutenu par la Libye de Mouammar Kadhafi) seront « victimes d’exactions, de mauvais traitements, de tortures et d’exécutions sommaires ». Les ministres du GUNT, arrêtés avec les combattants, étaient pour leur part assassinés pendant l’occupation de Faya par les troupes d’Habré.
L’armée française pouvait-elle l’ignorer ? Le 11 juillet 1983, « 32 mercenaires, sélectionnés par René Dulac (…), ont décollé de l’aéroport du Bourget » pour N’Djamena puis Faya Largeau. Qui dirige « Saxo », cette opération clandestine ? « Dulac a reçu ses ordres lors d’une réunion de crise organisée par la DGSE dans les locaux du ministère de la coopération, affirme le rapport de HRW. Le projet est suivi de près par Jean-François Dubos, directeur adjoint du cabinet du ministre de la défense Charles Hernu (1981-1984), ainsi que par Guy Penne et François de Grossouvre, conseillers de Mitterrand. »
Des avions français ont transporté des prisonniers d’Habré
Autre preuve du soutien de la France : « Il apparaît que le régime Habré s’est parfois appuyé sur les Transall de l’armée française pour transporter des prisonniers ». Selon un technicien de l’armée de l’air tchadienne interrogé par HRW, « l’armée française possédait au moins deux Transall au Tchad ». Habré les appréciait, car « les avions français étaient mieux pour garder les choses secrètes ».
Terreur dans le Sud : la France réagit sans suspendre son aide
De 1982 à 1985, une violente répression s’abat sur les rebelles (Codos) du Sud. « Les FANT en ont profité pour mater toute velléité sécessionniste en répandant la terreur dans le Tchad méridional : enlèvements de cadres et intellectuels, massacres de villageois et paysans, pillage, exécutions de Codos et tortures. » Les FANT sont alors dirigées par Idriss Déby (actuel président du Tchad, à l’époque commandant en chef).
Dès octobre 1984, la presse relate ces événements (Le Monde et Libération, notamment), de même qu’Amnesty International. Le 17 octobre, l’ambassadeur de France à N’Djamena, Claude Soubeste, survole en avion la zone et constate les dégâts de la répression. Le 4 décembre 1984, François Mitterrand écrit à Habré : « Il serait grave que nous semblions, de quelque manière que ce fût, associés à des excès commis par des troupes régulières tchadiennes que nous équipons et dont nous entraînons les cadres. »
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Une DGSE « très proche » de la DDS
En janvier 1983, Hissène Habré instaure par décret la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). « Cet organisme s’est rendu responsable d’innombrables exactions pendant toute la durée du régime Habré », écrit HRW en 2013 dans son rapport intitulé « La Plaine des morts ». Dès la création de la DDS, Claude Faure, ancien agent de la DGSE, écrit : « Au Tchad, une équipe du service action de la DGSE est détachée auprès de la DDS tchadienne. Les membres de cette équipe ont pour mission de conseiller et de former les personnels de ce service. »
Dans un ouvrage du journaliste Pierre Darcourt, le journaliste tchadien Saleh Gaba, tué en prison en 1988, témoigne : « Il y a des conseillers américains à la DDS, ils sont six, tous vétérans du Vietnam. Il y a aussi cinq techniciens français. » Des stages de formation sont organisés au Tchad et en France, notamment par deux agents de la DGSE, Jean-Luc Cailler et Gérard Fassere. Paris pouvait-il ignorer les pratiques de torture de la DDS ? A son procès à N’Djaména, en 2014, Saleh Younous, premier directeur de la DDS (1983-1987), a déclaré : « Les renseignements venaient de l’extérieur et de l’intérieur. Nous avions une relation très étroite avec la DGSE, la CIA, le Mossad, les services soudanais, etc. (…) La DGSE était très proche de nous. »
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Par Olivier Piot – LE MONDE