De notre envoyé spécial à N’Djaména (Tchad).- N’Djaména ressemble à une ville-garnison où le béret tiendrait lieu de couvre-chef traditionnel. Militaires et policiers sont partout. Par grappes à l’arrière de pick-up aux essieux éprouvés, à l’entrée et à la sortie de la ville. Devant l’interminable enceinte du palais présidentiel, adossé au maigrelet fleuve Chari, une cinquantaine d’entre eux montent la garde à l’ombre des guérites. La nuit, ils sont presque invisibles dans la pénombre. La capitale semble assiégée.
Pourtant, huit ans ont passé depuis la dernière offensive rebelle soutenue par le Soudan, repoussée in extremis par l’armée tchadienne aidée par l’armée française, dont la première opération dans le pays remonte à 1969. Quant à l’ancien président Hissène Habré, renversé en décembre 1990, il est actuellement jugé à Dakar pour « crimes contre l’humanité ». Idriss Déby Itno achève un quart de siècle au pouvoir dans une relative tranquillité, en apparence débarrassé de ses ennemis de l’intérieur.
Mais on n’est jamais trop prudent. Le réseau internet et les textos, coupés depuis le 10 avril, jour de l’élection présidentielle, ne sont revenus que deux jours plus tard. Au bureau de vote, où le président a déboulé avec une nuée d’imposants 4×4 blancs – après le rapide passage de l’ambassadrice de France –, des hommes en civil fouillaient tout le monde du niqab aux sandales, vérifiaient si les caméras des journalistes étaient bien des caméras, confisquaient les briquets. Quelques secondes avant le début du vote, des membres de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) renversaient ostensiblement les urnes vides face aux médias comme preuve d’honnêteté.
Sous la tente dressée pour l’occasion, Idriss Déby est sorti de l’isoloir tout de blanc vêtu et a répété deux fois en riant : « Vous ne me demandez pas pour qui j’ai voté ? » La main droite a glissé le bulletin dans l’urne, le pouce a été imprégné d’encre, puis le président s’est adressé d’une voix faible à la classe politique tchadienne en lui demandant d’« accepter le choix des urnes ». « La vie continue et ne s’arrête pas à une élection », a-t-il philosophé.
D’ailleurs, il semble déjà vainqueur. La ville s’apparente à un papier cadeau géant. Le regard se porte inévitablement vers le mobilier urbain recouvert par le visage du président ou les slogans des « comités de soutien ». Jusqu’à quand tiendra-t-il ? On dit le fils de berger souffrant. Après avoir fait sauter il y a plus de dix ans le verrou constitutionnel qui limitait le nombre de mandats, il dit aujourd’hui vouloir réinstaurer leur limitation dans la Constitution.
Au quartier de Moursal, les files d’attente des électeurs étaient longues. Ils étaient venus voter tôt pour échapper aux 43 degrés de la mi-journée. Eribert est à quelques dizaines de minutes d’attente de l’urne. « Le changement, on le veut, témoigne-t-il. Ça fait des années qu’on en est là mais on ne voit pas de changements. Il y a certains progrès à N’Djaména, mais si tu vas dans l’arrière-pays c’est un peu plus compliqué », euphémise-t-il. « Là, j’ai treize mauvais candidats. Je suis venu pour choisir le moins mauvais d’entre eux. »
L’opposant Saleh Kebzabo est l’un d’entre eux. Il a voté en face de sa somptueuse villa, sur un terrain de foot sableux, dans un isoloir ouvert aux quatre vents, maintenu fermé tant bien que mal par un militaire. « Notre pays va enfin se libérer du joug de la terreur, du joug de la barbarie », a-t-il annoncé sans grande conviction.
Au Tchad, le degré de tolérance du pouvoir à la critique est déroutant. Plutôt élevé tant qu’on s’en tient à la parole ou à l’écrit, bas quand on passe aux actes. La presse peut ainsi écrire qu’« en 25 ans de règne, Idriss Déby Itno a divisé la société tchadienne entre une minorité de maîtres représentée par ses parents, et une majorité de serviteurs constituée par le reste des Tchadiens ». Mais le 7 avril, six mois de prison ferme ont été requis contre quatre activistes pour « tentative de trouble à l’ordre public », après des mois de février et mars marqués par d’importantes contestations pacifiques réprimées. « Ça suffit », « Iyina » (« On est fatigué » en arabe), « Trop c’est trop », sont les noms évocateurs des mouvements concernés.
« C’est une contestation d’une ampleur inédite, d’ordinaire contenue à certaines localités suite à des événements locaux », explique Marielle Debos, chercheuse à l’université Paris Ouest. « Le pouvoir est habitué à riposter contre une opposition armée et il sait comment s’y prendre. Or ces protestations civiles sont une nouveauté pour l’État, et ça lui fait peur », témoigne Jean-Bosco Manga de « Trop c’est trop ». Il se dit régulièrement filé par l’Agence nationale pour la sécurité. « Ils vont même jusqu’à s’abonner au centre culturel français pour pouvoir me suivre. » Via l’ancien président du Tchad Goukouni Oueddei, les membres de la société civile ont réclamé au président la libération de leurs leaders en échange de l’arrêt de la grève générale, toujours suivie.
Une armée aussi efficace que brutale, aux moyens surréalistes
Tout est parti début février 2016 du viol collectif filmé et diffusé de la lycéenne Zouhoura, fille d’un candidat à la présidentielle. « Les gens étaient déjà en colère avant, mais ils n’avaient pas d’occasions de l’exprimer, poursuit Jean-Bosco Manga. Cet événement a représenté le symbole de l’impunité des fils de dignitaires. Les gens ont fait le lien avec le viol permanent de la conscience des Tchadiens. » Signe de la puissance corruptrice du pouvoir, le père de Zouhoura a retiré sa candidature et appelé à voter pour Idriss Déby…
Ici et là dans les rues, des électeurs interpellent les médias internationaux présents, jugés trop mous à l’égard des autorités. Les journalistes sont marqués à la culotte, noyés sous une cascade de formalités contraignantes. En fin de journée le jour du vote, la caméra d’une équipe de télévision internationale a été saisie et les images supprimées. Ils venaient d’assister à des affrontements entre population et forces de sécurité, dans un quartier de N’Djaména où des électeurs étaient excédés par l’absence de bulletins de vote. Les militaires ont supervisé le dépouillement autant qu’ils l’ont sécurisé et la veille, jour du vote de l’armée, des militaires ont été forcés de voter pour l’actuel président.
« Il ne peut échapper à personne qu’en quelques années, les Tchadiens se sont accoutumés à humer à pleins poumons l’air de la liberté et de la démocratie », a écrit malgré tout le président dans son programme politique. La veille du vote, la délégation de l’Union européenne et plusieurs ambassades dont la France avaient « rappelé » dans une déclaration leur « attachement à la paix et à la stabilité du Tchad ».
Idriss Déby n’en demande pas plus. La paix et la stabilité sont ses principaux succès et ses principaux axes de campagne sur le mode : « Sans moi, le chaos ». Depuis la signature d’un accord avec le Soudan en 2010, le Tchad n’est plus le champ de bataille qu’il a toujours été. La paix a embelli N’Djaména. En quelques années, des kilomètres de bitume lisse ont été déversés et se sont figés sous la canicule. Peu à peu, la capitale se verticalise. Les resplendissants chantiers du nouveau ministère des Affaires étrangères et de l’Office national de radio et télévision font de l’ombre aux voûtes de ciment arquées des boutiques.
« La stabilité retrouvée, en route vers l’émergence », vante le slogan. Mais les revenus du pétrole ont chuté avec l’évolution des cours internationaux, les arriérés de paiement se multiplient, et de nouveaux obstacles se dressent désormais au-delà des frontières. Au sud-ouest, le Tchad est menacé par Boko Haram, au nord par les cendres brûlantes de la Libye, anéantie par une intervention occidentale à laquelle Idriss Déby s’était opposé. De cette situation géopolitique handicapante, le Tchad a fait une force. Avec une armée aussi efficace que brutale, aux moyens surréalistes dans le quatrième pays le plus pauvre du monde, Idriss Déby dégaine à tout-va dans le Sahel, du Mali au Nigeria en passant par la Centrafrique. « Idriss Déby/le grand guerrier d’Afrique/les terroristes ne dormiront plus jamais tranquille/l’armée tchadienne est à leurs trousses ! », chante sur un air reggae un artiste diffusé par les médias officiels.
« Le plus grand talent de Déby est de parvenir à apparaître comme le seul horizon possible dans des contextes très difficiles, analyse le chercheur Roland Marchal. Il bénéficie en France de la pensée très plate de dirigeants et de décideurs idéologiquement néoconservateurs pour qui la sécurité est synonyme de militaires. Déby peut donc se positionner très favorablement. » Un zèle récompensé notamment par la présidence de l’Union africaine, la direction de la mission onusienne au Mali et par l’accueil à N’Djaména de la force africaine contre Boko Haram et de l’opération française Barkhane.
Mais avant de plaire à ses alliés français et américains, cette diplomatie de la gâchette est d’abord une question de survie. « L’intervention tchadienne contre Boko Haram début 2015 avait pour premier objectif d’éviter un étranglement économique de la capitale en libérant les deux artères commerciales qui alimentent la capitale tchadienne et le sud-ouest du pays », rappelle International Crisis Group. Les importants moyens de sécurité déployés dans la capitale visent par ailleurs à éviter de nouveaux attentats par Boko Haram, après les dizaines de morts de l’été 2015. L’interdiction de la burqa et le rétablissement de la peine de mort font partie des mesures préventives.
En attendant le résultat de l’élection, prévu 15 jours après le vote, les Tchadiens ne se consoleront pas en regardant jouer leur équipe nationale de football. La Fédération a annoncé le 27 mars son retrait des éliminatoires de la Coupe d’Afrique des nations. « Notre pays subit les effets de la conjoncture économique mondiale et par ricochet, notre participation aux différentes compétitions prend un sérieux coup du fait de l’indisponibilité financière », a-t-elle justifié.
Tel est le Tchad d’aujourd’hui. Un État capable d’acheter des MIG 29, mais pas de faire voyager sur le continent 20 joueurs en culotte courte, ni d’alphabétiser la moitié de sa population. Plus stable que le niveau du lac Tchad, aussi immuable que le plateau de l’ENNEDIi, la bienveillante politique française dans le pays, dont la rationalité s’est perdue dans les décennies, soutient ce bouclier du Sahel comme la corde soutient le pendu.
Source : mediapart.fr