C’était le 3 février 2008, l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh est enlevé chez lui, après un raid rebelle sur N’Djaména. Depuis, famille et amis ont tout tenté pour connaître la vérité sur son sort, en vain. Retour sur les principaux événements qui ont marqué cette affaire.
Il y a dix ans jour pour jour, l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh est enlevé en fin de journée, des heures après une attaque rebelle sur N’Djaména. A l’époque, ses proches et des témoins disent à RFI que ce sont des militaires tchadiens qui l’ont enlevé. Depuis, plus personne ne l’a revu, mais deux autres opposants enlevés en même temps que lui sont libérés quelques semaines plus tard. Ils confirmeront avoir été arrêtés par les forces de sécurité tchadiennes.
Ibn Oumar est alors âgé de 59 ans. Porte-parole de l’opposition tchadienne et chef du Parti pour les libertés et le développement, il est considéré comme l’un des principaux opposants au président Deby.
Une commission tchadienne est créée, la communauté internationale impose en son sein des experts indépendants qui concluent à une implication de l’Etat tchadien. Ses conclusions sont rejetées par le régime du président Idriss Deby, qui ouvre sa propre enquête judiciaire.
Elle prononce un non-lieu en août 2013, mais entre-temps, la famille d’Ibn Oumar a déposé une plainte devant le Tribunal de grande instance de Paris.
Cinq ans et malgré la mobilisation de nombreux parlementaires français, l’enquête est toujours en cours et le magistrat instructeur n’a jamais pu se rendre sur place, un déplacement compliqué à l’heure où le Tchad joue un rôle de premier plan dans la lutte contre les réseaux jihadistes au Sahel.
Le disparu de N’Djamena
Il y a dix ans, l’opposant tchadien Ibni Oumar Mahamat Saleh était enlevé à N’Djamena. En 2014, notre journaliste s’était rendue au Tchad pour enquêter sur sa disparition. Nous republions aujourd’hui son reportage.
C’était là, dans cette cour. Six ans se sont écoulés mais rien n’a changé. Un grand portail et quelques voitures garées devant une modeste maison du quartier des Deux Châteaux à N’Djamena. Il est 17 h 30, ce 3 février 2008, lorsqu’un groupe d’hommes armés pénètre de force chez Ngarlejy Yorongar, l’un des principaux opposants au président tchadien Idriss Déby. Ce soir-là, N’Djamena est une ville morte. La capitale tchadienne vient d’être la cible d’une attaque de 2 000 rebelles appuyés par le Soudan. Idriss Déby a repoussé l’assaut in extremis, avec le soutien des forces françaises. Ngarlejy Yorongar est emmené sous la menace. Il n’est pas le seul : deux autres figures de l’opposition, Lol Mahamat Choua et Ibni Oumar Mahamat Saleh, sont aussi enlevées à leur domicile. Certains opposants, prévenus ou absents, échappent à la rafle. Ngarlejy Yorongar, tout comme Lol Mahamat Choua, seront relâchés quelques semaines plus tard. Mais Ibni Oumar Mahamat Saleh, lui, ne réapparaîtra jamais.
Qu’est devenu « Ibni » ? Est-il mort ? Où se trouve son corps ? Qu’en savent les autorités françaises ? Depuis six ans, ces questions hantent la famille du disparu tchadien et ceux qui, au Tchad comme en France, ont côtoyé cet homme respecté, porte-parole de la principale coalition de l’opposition.
« Actes d’intimidation à l’égard des opposants »
L’attaque de février 2008 n’est pas la première alerte pour le président tchadien, arrivé au pouvoir en 1990 par un coup d’Etat. En 2005 et 2006, des groupes rebelles avaient déjà lancé plusieurs offensives, sans réussir à faire vaciller le pouvoir. Cette fois, l’affaire est plus sérieuse. Les rebelles tchadiens entrent dans la capitale le 2 février et prennent le dessus. En difficulté, le président Déby va bénéficier du soutien décisif de Paris qui, en pleine affaire de l’Arche de Zoé, et alors que l’Eufor, la force européenne, est en train de se déployer au Darfour, ne souhaite pas « lâcher » cet allié stratégique. Les forces françaises sécurisent l’aéroport d’où peuvent décoller les hélicoptères tchadiens ; des armes sont livrées via la Libye ; un conseiller militaire, ancien de la DGSE, est présent à la présidence. Après une journée de combats, les forces du président Déby inversent la situation : le régime est sauvé. Nicolas Sarkozy se rend à N’Djamena le 27 février. Il veut obtenir un geste de son homologue sur la question des atteintes aux droits de l’homme commises lors de ces journées. « La France veut la vérité », martèle le chef de l’Etat français au sujet des opposants portés disparus.
Une commission d’enquête est mise sur pied en avril. Elle entend de nombreux témoins – journalistes, militaires, diplomates, proches des disparus. Ses conclusions seront accablantes pour l’Etat tchadien. Elle établit que ce 3 février, les forces gouvernementales ont repris le contrôle de la ville dès 14 heures. « Des enlèvements et des arrestations, des actes d’intimidation à l’encontre des opposants ont eu lieu après le retrait des rebelles de N’Djamena ; [ce qui] met clairement en cause la responsabilité des Forces de défense et de sécurité. » Ibni Oumar Mahamat Saleh, selon le rapport, a été arrêté à « son domicile vers 19 h 30, par huit militaires de l’armée nationale tchadienne ».
Loi du silence
Ibni Oumar Mahamat Saleh a-t-il été assassiné ? Ou est-il mort pendant sa détention, des suites de mauvais traitements ou d’un problème de santé, lui que l’on disait fragile ? Pour beaucoup, il était en tout cas l’opposant le plus sérieux au président tchadien. Originaire de Biltine, Ibni Oumar Mahamat Saleh vient, comme Idriss Déby, du nord-est musulman, quand la plupart des opposants sont issus du sud chrétien. Jean-Baptiste Laokolé a bien connu Ibni. En 2008, il était le secrétaire général adjoint du Parti pour les libertés et le développement. « Ibni était intègre et rassembleur. Vu sa carrure, ses connaissances du pays, nous l’avons tout de suite désigné secrétaire général », raconte-t-il. Universitaire respecté, Ibni Oumar Mahamat Saleh prône à cette époque un changement politique mais aussi l’unité du nord et du sud, souvent mise à mal par l’histoire du pays. En 2001, il se porte candidat à la présidentielle. « Nous avons obtenu de bons résultats à N’Djamena, se souvient Jean-Baptiste Laokolé. On se préparait pour les élections de 2008. Avec un candidat comme Ibni, on aurait pu l’emporter. »
A N’Djamena, la loi du silence règne depuis six ans sur cette disparition. Le témoignage de Ngarlejy Yorongar est le seul existant. Il affirme qu’Ibni Oumar Mahamat Saleh est mort en détention. « Ce soir-là, ils m’ont amené à Farcha [une prison secrète à N’Djamena]. Ibni est arrivé peu après, ils l’ont tiré dans une cellule en le rouant de coups », raconte pour la énième fois l’opposant, assis dans la cour de sa maison. Dans la soirée du 5 février, Ngarlejy Yorongar entend un gardien annoncer au téléphone que l’un des prisonniers est mort. Lui en est persuadé : « Cette nuit-là, c’était fini pour Ibni ».
Combat pour la vérité
Souvent remis en cause en raison de certaines incohérences, le témoignage de Ngarlejy Yorongar reste impossible à recouper. Dans l’entourage du pouvoir, personne n’a jamais parlé. Deux plaintes seront déposées au Tchad : l’une par le parti d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, l’autre par sa famille. Mais les dossiers se perdent. Le comité de suivi de l’enquête, composé de proches du pouvoir, se réunit peu. Les fonds consacrés à l’affaire s’évaporent. En août 2013, la justice tchadienne finit par prononcer un non-lieu. « Nous n’y avons jamais cru », avoue aujourd’hui Hicham Ibni Oumar, le fils aîné d’Ibni, installé de longue date en France.
Dès 2008, le combat pour la vérité se mène aussi en France. Mathématicien, Ibni Oumar Mahamat Saleh a étudié à l’université d’Orléans où il a tissé de nombreux liens, notamment avec Jean-Pierre Sueur, alors maire de la ville. Celui qui est aujourd’hui sénateur socialiste du Loiret et président de la commission des lois du Sénat va être l’un des fers de lance de la recherche de la vérité, de même que l’actuel sénateur de la Nièvre Gaëtan Gorce. En mars 2010, ils font voter une résolution par l’Assemblée nationale. Le texte, adopté à l’unanimité, demande au gouvernement français de s’engager auprès du Tchad pour que la lumière soit faite. Les deux parlementaires multiplient aussi les démarches auprès du ministère des affaires étrangères, de l’Elysée, de la justice tchadienne, des Nations unies. Le pouvoir français les assure à chaque fois de son soutien, mais rien ne semble avancer. « Aujourd’hui, nous avons décidé de reprendre l’initiative parlementaire afin de ne pas laisser étouffer le dossier », explique Jean-Pierre Sueur dans son bureau du Sénat. Début février, les deux sénateurs socialistes ont demandé l’ouverture d’une commission d’enquête en France. Cette fois, il s’agit d’entendre les officiels français présents à N’Djamena en février 2008. « Une présence française – militaire, diplomatique mais aussi policière – était alors manifeste. Le rôle joué par certains ressortissants français doit être expliqué », martèle M. Sueur.
« Collusion entre des opposants politiques et les rebelles »
« Le centre opérationnel était à la présidence où se tenaient notamment le chef de l’Etat, les militaires français (…) », expliquait, en 2008, à la commission d’enquête l’ancien ministre tchadien de la défense, Mahamat Ali Abdallah Nassour, chargé à l’époque de coordonner les opérations militaires. Certains Français ont-ils été informés de l’enlèvement des opposants ? Et si oui, à quel moment ? « Dès le 3 au soir, l’ambassadeur était au moins informé de la disparition de Lol, rappelle un journaliste présent lors des événements, alors pourquoi ne pas avoir demandé à rencontrer les autres ténors de l’opposition ? »
Autre interrogation : les propos tenus le 5 février par l’ambassadeur de France au Tchad, Bruno Foucher, à des journalistes : « On ne peut pas confirmer ces arrestations. On se renseigne. Mais je sais qu’il y a eu collusion entre des opposants politiques et les rebelles. » D’où venaient de telles informations ? Les autorités tchadiennes auraient-elles pu s’en servir pour décider de la rafle ? Auditionné en 2010 à Paris par la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Bruno Foucher modérait ses propos : « Il n’existe pas de collusion avérée. »
Les proches d’Ibni Oumar Mahamat Saleh savent que le rapprochement actuel entre la France et le Tchad est une difficulté supplémentaire dans leur recherche de la vérité. Depuis sa participation aux opérations militaires au Mali et en Centrafrique, Idriss Déby est un allié incontournable. « Nous ne voulons pas interférer dans les relations entre la France et le Tchad, souligne Gaëtan Gorce, mais il n’est pas imaginable que la France se désintéresse de ces événements. »
Foudres d’Idriss Déby
L’affaire est aussi relancée sur le terrain judiciaire. Deux fils d’Ibni Oumar Mahamat Saleh, Hicham et Mohamed Ibni Oumar, ont déposé une plainte en février 2012 au tribunal de grande instance de Paris. L’ouverture d’une enquête a été confirmée en juin 2013. Parmi leurs demandes, l’audition de certains hauts responsables tchadiens et des représentants français présents à N’Djamena en février 2008, dont l’ambassadeur Foucher et l’attaché militaire de l’époque, Jean-Marc Marill, ainsi que la déclassification des documents secret-défense de l’époque. « Si les circonstances de la disparition ont été connues de la France, souligne maître William Bourdon, avocat de la famille, il n’est pas pensable que la classification secret-défense puisse faire obstacle à la vérité. »
L’incertitude sur le sort d’Ibni Oumar Mahamat Saleh reste une plaie ouverte. Chaque année, proches et amis du disparu se réunissent à Orléans pour honorer sa mémoire. Au Tchad, évoquer le sujet provoque les foudres d’Idriss Déby. « Cette affaire l’a beaucoup embêté, souligne l’avocat tchadien Mahamat Hassan Abakar, qui a suivi l’affaire depuis le début. La mobilisation internationale a été très forte. Rendez-vous compte : pour la première fois, une résolution du Parlement français demandait à l’unanimité que la lumière soit faite sur la disparition d’un opposant africain. » Pour beaucoup, le Tchad en paie encore le prix. « Il était le seul opposant capable de faire le lien entre le nord et le sud, souligne un journaliste. L’opposition tchadienne ne s’en est jamais remise. » Pour tous, une chose est sûre : seule la France peut aider à ce que la vérité soit enfin connue.