C’est en 2013 que le Cameroun a perdu son image d’îlot de paix au milieu d’une région dans la tourmente, quand Boko Haram a pour la première fois commis ses violences au-delà de la frontière nigériane. Le groupe est affilié à ce que l’on appelle Etat islamique, ou Daech, et s’est même rebaptisé cette année Etat islamique d’Afrique de l’Ouest. Mais cette incarnation violente du djihadisme africain n’est pas née de l’ascension de l’Etat islamique en Irak et en Syrie. Elle est plutôt la conséquence des changements dans le paysage religieux africain – notamment au Cameroun.
L’islam soufi, traditionnel dans le pays, est de plus en plus affaibli par la montée de l’islam fondamentaliste, principalement par le wahhabisme ou le proche salafisme. Les Églises catholiques et protestantes historiques elles aussi subissent cette concurrence et perdent du terrain, surtout les Églises revivalistes. Tout cela mine la coexistence autrefois harmonieuse des religions entre elles et sème les graines de l’intolérance. Si elles se focalisent sur un symptôme les actes sanguinaires de Boko Haram, les autorités ne pourront pas régler le problème à la racine.
Les racines du mal
Au Cameroun, Boko Haram est un acteur important depuis 2004, quand ses combattants ont fui les opérations de répression de l’insurrection menées par les autorités nigérianes pour aller se réfugier dans la partie camerounaise des monts Mandara [Nord-Ouest]. D’autres combattants ont fui en 2009, au moment de l’assassinat du fondateur du groupe, Mohamed Yusuf. Depuis, Boko Haram s’est radicalisé et, sous sa nouvelle hiérarchie, le groupe a significativement étendu son prosélytisme dans le pays. Le nord du Cameroun n’est plus qu’une simple zone de transit : c’est une base opérationnelle.
En 2013, Boko Haram a commencé à kidnapper des étrangers au Cameroun dans le but d’obtenir des rançons. Depuis 2014, il est en confrontation directe avec les forces armées camerounaises. Résultat, au cours des deux dernières années, 90 soldats sont morts dans plus de 150 attaques et plus de 500 civils ont été blessés. Rien qu’en juillet et septembre, environ 80 personnes ont perdu la vie et plus de 200 ont été blessées dans les attaques des villes de Fotokol, Maroua et Kerawa.
Le groupe gagne du terrain au sein de la population camerounaise, principalement dans le Nord. Il a recruté plus de 3 500 combattants camerounais en trois ans. Les recrues s’engagent pour des raisons qui ne sont pas uniquement religieuses. La plupart viennent de la tribu Kanuri, celle du nouveau chef de Boko Haram, Abubakar Shekau ; ce sont en majorité des recrues forcées ou des personnes poussées dans les bras de Boko Haram par la pauvreté.
Comme au Nigeria et au Tchad, Boko Haram frappe à présent le Cameroun avec des attentats suicides. Ces actes installent un climat de peur, en particulier dans les villes. Dans l’extrémité nord du pays, les autorités ont ordonné aux mendiants de ne pas rester dans la rue et aux familles de garder leurs enfants à la maison. Le gouvernement a pris des mesures pour renforcer la sécurité, mais elles visent à résoudre la situation à court terme sans s’attaquer aux racines du problème.
Certaines mesures provoquent du reste de nouvelles tensions. Une loi antiterroriste mise en place en 2014 est critiquée par l’opposition et les acteurs de la société civile : à leurs yeux, elle crée une zone d’ombre juridique qui facilite les violations des droits humains et les arrestations arbitraires. Les populations qui vivent près de la frontière avec le Nigeria font état de détentions arbitraires, de tortures et d’autres exactions. Dans le Nord, dans la capitale, Yaoundé, et dans la ville portuaire de Douala, où le port de la burqa [voile intégral] a été interdit, les femmes en burqa ou simplement en hidjab [la tête couverte] se font parfois harceler. Il arrive même qu’on leur arrache leur voile publiquement.
Rivalités religieuses attisées
Ces attaques de Boko Haram coïncident avec l’évolution rapide du paysage religieux au Cameroun. Le pays compte à peu près un millier d’organisations religieuses – notamment chrétiennes, musulmanes et traditionnelles –, dont la moitié à peine est légalement reconnue. Aujourd’hui, 63 % des Camerounais sont chrétiens, 22 % musulmans, 14 % adhèrent à des religions traditionnelles et 1 % est gnostique. Alors que le Cameroun n’a pas connu de violences religieuses dans son histoire, la popularité croissante de certains mouvements radicaux met en danger le climat de tolérance religieuse – avec des conséquences qui risquent fort d’être violentes.
L’arrivée du wahhabisme, du salafisme, du revivalisme et d’autres courants religieux au Cameroun ces trente dernières années attise la concurrence entre les différentes doctrines.
Cette évolution fondamentaliste de l’islam est principalement soutenue par la jeunesse musulmane radicale camerounaise du sud du pays. Ce sont des jeunes qui parlent arabe, qui ont souvent été formés au Soudan et dans les pays du Golfe, et qui s’opposent à la domination politique et économique de l’establishment soufi traditionnel, vieillissant, sur la communauté musulmane. Aussi la lutte pour la suprématie entre soufis et fondamentalistes accroît-elle les risques de violences locales.
Au sein des communautés chrétiennes, l’ascension des Églises revivalistes met fin au monopole historique des catholiques et des protestants. Souvent dépourvus de statut légal, ces mouvements prêchent l’intolérance religieuse et refusent tout dialogue interconfessionnel.
Préoccupées par la violence de la campagne de Boko Haram, les autorités politiques et religieuses du pays sous-estiment l’effet de ces changements religieux dans le pays, qui risquent pourtant d’exacerber les divisions.
Plus que tout, le Cameroun a besoin d’une stratégie d’ensemble, cohérente, pour s’attaquer aux racines de cette radicalisation. Le gouvernement doit sans délai améliorer ses mesures de surveillance du prosélytisme fondamentaliste, réformer les écoles coraniques du pays et créer des corps représentatifs pour les Églises revivalistes et les communautés musulmanes. Il doit également éviter de poursuivre une approche uniquement sécuritaire, pour soutenir les associations qui promeuvent le dialogue interreligieux et aider les populations à empêcher les différences religieuses de s’enflammer.
Par Hans de Marie Heungoup, Courrier International
Chercheur sur le Cameroun à l’International Crisis Group, organisation non gouvernementale spécialisée dans la recherche sur les conflits.