L’histoire finit toujours par rendre justice aux vrais héros de la libération des peuples.
À l’instar d’un Nelson Mandela, Thomas Sankara est au nombre ceux-là; et reçoit aujourd’hui la reconnaissance des jeunes générations, puis le juste retour d’une exceptionnelle vision politique qui force respect sur l’ensemble du continent; voire au-delà.
Cette victoire par l’Histoire, personne ne la lui confisquera ou réfutera plus jamais.
Le Comité de Libération des Prisonniers Politiques au Cameroun (CL2P)
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Les derniers mystères de la mort de Thomas Sankara
Par Tanguy Berthemet
Le Figaro Premium 01/06/2015
RÉCIT – La justice du Burkina Faso a ordonné l’ouverture de la tombe supposée de l’ex-président du pays pour éclaircir les circonstances de son assassinat, le 15 octobre 1987. Coupable désigné de ce coup d’État sanglant, son successeur déchu, Blaise Compaoré, qui a toujours nié son implication. Tout comme Paris.
Un coin du voile se lève. Un simple petit coin, mais il dissipe déjà l’épais brouillard qui entoure la mort de Thomas Sankara. Presque vingt-huit ans que le président du Burkina Faso est tombé sous les balles, et rien ne se sait depuis. Alors, quand le 25 mai à l’aube, un juge et trois médecins légistes, dont un Français, ont entamé l’exhumation des restes de «Thomas» et de ses douze fidèles, morts à ses côtés, on s’est massé dans l’attente. Les premières nouvelles, brèves, ont été accueillies avec une sorte de soulagement dubitatif. Sous 40 centimètres de terre rouge, les fossoyeurs ont mis au jour des ossements et des morceaux de survêtement. Il y a donc un corps dans la tombe. Car le mystère Sankara allait jusque-là. Personne ne pouvait dire si, sous la dalle de béton vert et rouge, reposait bien une dépouille. On ne s’accrochait, pour l’affirmer, qu’à une légende. Elle raconte l’enterrement le soir de leurs assassinats, à la sauvette, dans une honteuse nuit tombante de cet automne 1987, des héros de la révolution burkinabée dans un petit cimetière de Ouagadougou qui n’était alors qu’un terrain vague. Des analyses ADN devraient confirmer si l’histoire disait vrai, si c’est bien là que gisait celui dont la mort a fait un mythe vivant.
Les proches de l’ancien chef d’État, à commencer par son épouse, Mariam, ont toujours fait part de leurs doutes sur cette sépulture. Comme ils ont toujours habillé son successeur, Blaise Compaoré, des habits du tueur. L’ancien ami, l’adjoint quand Sankara n’était que le commandant de la division parachutiste basée à Pô, le soutien à l’heure du coup d’État de 1983, est celui à qui le crime a profité. Blaise Compaoré a aussi tout fait pour que les investigations sur la mort de son frère d’armes n’existent pas. La justice burkinabée, civile et militaire, a été entravée, les pressions internationales ont été repoussées ou très mollement acceptées. Ce n’est que la brusque chute de ce président qui passait pour indétrônable, en novembre après trois jours d’émeutes, qui permettra enfin l’ouverture d’une véritable enquête.
«C’était lui ou moi»
Avant, les exégètes de la geste de Sankara devaient se contenter de disséquer les instants du drame. Car si sa mort est un mystère, on sait tout des jours, des heures, des minutes qui précèdent le 15 octobre 1987 à 16h35. Alouna Traoré, le seul survivant de la tuerie, l’a souvent raconté. L’arrivée, vers 16h30, de Sankara dans sa 205 à la villa du Conseil de l’entente, siège du Conseil national de la révolution (CNR), nom du gouvernement d’alors. La réunion des membres de son cabinet autour d’une table vite interrompue par des tirs de kalachnikov. «Sankara est allé seul vers la porte. Il a été fauché par des tirs, affirmait au Figaro il y a peu Alouna Traoré. Nous avons alors tenté de sortir mais tous les autres ont été tués sauf moi.»
Sankara s’est-il emparé d’une arme alors que les assassins approchaient, comme le disent certains? «Peut-être. Cela lui ressemble autant de vouloir mourir les armes à la main que d’avancer seul vers la mort», résume un ancien ministre burkinabé. Les tueurs sont, eux, restés muets. Ils sont tous connus, tous des proches du lieutenant Gilbert Diendéré. Cet officier était déjà l’adjoint du capitaine Compaoré et il le restera jusqu’au bout. Compaoré aussi s’est astreint au mutisme sur l’épisode, sauf quelques mots en forme d’aveux qu’il aurait prononcés, «c’était lui ou moi», et démentis depuis. Tout aussi incertaine est la sentence prophétique que l’on prête à Sankara: «Si un jour on apprend que Blaise veut me tuer, il sera trop tard.» Mais cela nourrit les soupçons déjà étayés qui désignent le discret Compaoré comme l’âme du coup.
Rivalité entre ex-capitaines
Car le contexte est lourd. En cet automne 1987, l’amitié entre les deux capitaines n’est qu’un souvenir. Ils ne se parlent plus. La rupture totale n’est plus qu’une question de temps, de jours sans doute. Car la réunion du CNR, ce fameux après-midi-là, n’a rien d’ordinaire. Elle doit entériner la création d’une nouvelle composante militaire, la Force d’intervention du ministère de l’Administration territoriale (Fimats). Ce groupe a tout d’une arme anti-Compaoré qui, jusqu’alors, avait la haute main sur la sécurité des personnalités du régime. La feuille de route de cette Fimats, «préserver les acquis de la révolution» contre «ses ennemis», ne fait que rendre les choses plus claires.
Depuis des semaines, une intense campagne de dénigrement par tracts ou fanzines contre Sankara ou Blaise Compaoré inonde Ouagadougou. Chacun sait qu’ils viennent des deux frères désormais ennemis. Compaoré accuse le chef de l’État de dérive autoritaire et les Comités de défense de la révolution, les fameux CDR qui ont essaimé dans le pays, d’imposer une dictature. Sankara, lui, a nourri un dossier contre son ancien bras droit pour une autre dérive, droitière celle-là. La liaison de Compaoré avec Chantal Terrasson de Fougères fut une sorte de rupture. Cette métisse de la grande bourgeoisie ivoirienne n’est pas au goût d’un régime qui met la simplicité et la proximité avec le peuple au centre de sa philosophie. Surtout, la famille de la jeune femme est proche de Félix Houphouët-Boigny, le président ivoirien, qui ne cache pas son aversion pour Sankara.
Le vieux baron de l’Afrique de l’Ouest n’apprécie pas les idées révolutionnaires de son jeune pair, et encore moins qu’elles plaisent tant à la jeunesse du continent. Le commandant de la Haute-Volta, vite rebaptisée Burkina Faso, le «pays des hommes intègres», a bousculé l’ordre établi et sans ménagement. Séducteur, le verbe haut, il se veut proche du peuple, roulant en R5, voyageant en classe économique quand il ne boit pas des bières en terrasse des bars en jouant de la guitare. Il a vendu aux enchères les limousines et les villas du gouvernement. Il plaide pour la redistribution des richesses, l’autosuffisance et la mise à l’écart des chefferies traditionnelles. En quatre années de pouvoir, son image s’est certes ternie, ses inclinations à la brutalité se sont faites plus nettes, mais il attire encore. Et gêne.
La piste du complot français
Paris non plus n’aime pas le fringant Burkinabé. François Mitterrand ferait bien rentrer dans le rang ce Saint-Just du Sahel et son anticolonialisme virulent. «Leurs dettes ne sont pas les nôtres», dit Sankara régulièrement. En 1986, en voyage à Ouagadougou, le président français affrontait ainsi un violent discours sur la Françafrique auquel il répondait froidement avant d’avouer: «Ce capitaine est un homme dérangeant.» Le hiatus remonte à loin. En mai 1983, Guy Penne, le conseiller Afrique de Mitterrand, avait soutenu, si ce n’est plus, l’arrestation de Thomas Sankara alors premier ministre. Quand, six mois plus tard, le néoputschiste arrive en chef d’État à Vittel pour le sommet France-Afrique et se trouve accueilli par le même Guy Penne, le clash survient. Les frictions vont s’enchaîner, de l’arrestation d’un proche de Sankara à Paris, au mépris affiché envers Blaise Compaoré dépêché en France, en 1984, pour renouer les liens. «Les relations entre Mitterrand et Sankara sont celles d’un jeune rebelle qui veut enseigner à un homme d’État rompu de nouveaux tours, que ce dernier connaît depuis longtemps, et qu’il n’apprend que lentement», résumait The Times dans un éditorial.
Car les divergences ne se limitent pas à ces jeux protocolaires. Sankara appuie sur les faiblesses du socialiste Mitterrand, dénonçant les relations de la France avec l’Afrique du Sud ou le soutien au rebelle angolais Jonas Savimbi, proche de Pretoria. Surtout, il se rapproche très vite du Ghanéen Jerry Rawlings – ce qui est déjà suspect aux yeux des très francophones autorités de Paris et d’Abidjan – qui lui présente Mouammar Kadhafi. Les relations entre les deux hommes commencent bien. À Paris, alors en guerre presque ouverte contre Tripoli dans le désert tchadien, cette alliance passe pour une trahison. Mais le Guide et Sankara, l’intègre, s’éloignent après un temps. Le leader burkinabé, déjà brouillé avec le Mali après la brève et grotesque «guerre des pauvres» de décembre 1985, est très isolé. L’arrivée à Matignon de Jacques Chirac en 1986, qui relance Jacques Foccart et ses réseaux, n’arrange rien. La solitude internationale de Sankara éveille les tensions et les ambitions à Ouagadougou. Elles ne feront que monter avant de se régler dans le sang.
Une cohorte de questions gênantes
Le meurtre de Sankara est-il le fruit d’un vaste complot, passant par la France et la Côte d’Ivoire? Plusieurs analystes, appuyés par l’association Survie, l’affirment. D’autres le contestent, comme les proches de Blaise Compaoré. Reste le doute solide qui ne faiblit pas. Tout au long de son règne, Blaise Compaoré sera poursuivi par le fantôme de son prédécesseur et une cohorte de questions gênantes. Il aura beau le déclarer héros national en 2001, le peuple burkinabé n’a jamais cessé de réclamer des réponses claires.
Quoi que donnent les résultats des tests ADN entamés sur les ossements, ils ouvriront donc une ère d’intenses recherches. Les témoins encore vivants, notamment Hyacinthe Kafondo, membre du commando de tueurs, ouvriront-ils leurs âmes? Le nouveau gouvernement au pouvoir à Ouagadougou a pour sa part déjà décidé de s’appuyer sur le legs sublimé de cette époque. Il a annoncé des funérailles nationales enfin à la mesure de la légende de Sankara.
Source : Le Figaro – Les derniers mystères de la mort de Thomas Sankara