C’est peu de dire que la candidature d’Alassane Ouattara a mis le feu aux poudres quant au parcours en démocratie des pays africains. D’un seul coup, tous les spectres qui ont hanté les premières années qui ont suivi les indépendances ont réapparu : parti unique, déficit de débats, crainte pour les libertés, présidence à vie, etc. Observateur engagé de la vie politique de cette époque, Tierno Monénembo* s’est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : Pourquoi la candidature d’Alassane Ouattara à la présidentielle du 30 octobre vous a-t-elle fait bondir au point de lancer une pétition en appui à un texte-manifeste « Halte à la présidence à vie en Afrique » ?
Tierno Monénembo : Parce qu’elle est choquante du point de vue de la morale comme du point de vue de la loi. C’est une violation flagrante de la Constitution, une provocation, un coup de poignard dans le dos de la démocratie. Alassane Ouattara aurait grandement servi l’Afrique s’il avait tenu sa promesse de ne pas briguer un troisième mandat. On croyait qu’il aurait laissé ce genre de mesquinerie à d’autres. Son profil universitaire et son bilan macroéconomique le prédisposaient à mieux faire. Désespérant ! Voilà qu’au lieu de donner le bon exemple, ce monsieur, que l’on prenait pour un véritable homme d’État, ouvre plus large encore la boîte de Pandore ! Ce geste funeste qui réjouit Alpha Condé tentera sûrement Macky Sall, Roch Kaboré et les autres ! Pauvre Afrique, après la pandémie du coronavirus, celle du troisième mandat !
Que proposez-vous comme solution pour limiter ce risque de renouvellement perpétuel des mandats présidentiels ?
La solution n’est pas évidente dans des pays où tous les corps constitués sont aux ordres. Et pourtant, les Africains sont condamnés à créer ou à multiplier les contre-pouvoirs en dépit du larbinisme des hauts fonctionnaires et de l’extrême violence des flics. Nous n’avons pas le choix : nous devons lutter, lutter et lutter encore. La démocratie coûte cher. Et je vous assure qu’en Guinée, au Mali, en Côte d’Ivoire et ailleurs, nos peuples sont prêts à en payer le prix.
Soixante ans après les indépendances, l’Afrique n’a-t-elle pas besoin de se rebâtir politiquement à partir d’une nouvelle approche de la souveraineté des pays au service d’une construction institutionnelle à laquelle les populations vont mieux adhérer ?
Soixante ans après, il est temps, grand temps, de donner un contenu à nos indépendances : indépendance militaire, diplomatique, monétaire, etc. Il est temps de fonder des États rationnels, des républiques modernes basées sur la force de la loi, et non plus sur celle des individus. Nous avons besoin de véritables chefs d’État, pas de chefs de village ou de tribu. Pas de monarques déguisés ! Je sors de mes gonds quand j’entends parler de dauphin. Le dauphin, c’est l’héritier du trône, que je sache ! Dans une république digne de ce nom, le pouvoir ne peut être illimité, à plus forte raison héréditaire.
Comment voyez-vous cette construction institutionnelle ? Comment la bâtir ?
Nous devons l’inventer (n’ayons pas peur du mot) en collant au plus près de nos réalités sociologiques et culturelles. Nous nous sommes jusqu’ici contentés de singer les institutions de nos colonisateurs. Comment se fait-il qu’une notion comme celle de « conseil des Anciens » n’ait jamais effleuré l’esprit de nos constitutionnalistes ? Pourtant, personne n’ignore le rôle régulateur qu’elle continue d’exercer aussi bien au village qu’en ville. Mais comme on ne saurait inventer ex nihilo, nous devons en même temps nous inspirer et de notre passé et des expériences qui ont réussi ailleurs. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer dans ces colonnes la convention Kouroukan Fouga qui a fondé le fabuleux empire du Mali et celle de Philadelphie qui a fondé les États-Unis. Vivement, un nouveau Kouroukan Fouga ! Commençons par mettre en place les bonnes institutions, et les bons chefs viendront sûrement après !
De même qu’il y a un secteur économique informel, il y a un secteur politique informel fait d’acteurs influents de la société civile, de confréries religieuses, de groupes ethniques, etc. Comment travailler à sa formalisation pour avoir des États dont les courroies, pouvoirs et contre-pouvoirs tiennent compte des réalités sociales et culturelles locales ?
Les récents événements du Mali prouvent à suffisance l’importance du secteur politique informel, comme vous le dites. Ils nous montrent aussi qu’une coordination intelligente des forces modernes et traditionnelles est un gage de progrès et d’équilibre. Et si ce pays parvient à une transition heureuse menant à l’unité et à la concorde sur l’ensemble du territoire, son histoire aura encore une fois servi de modèle à l’ensemble du continent.
À bonne dose, les forces traditionnelles sont indispensables, exactement comme le soumbara ou le sel. Faut-il pour autant les formaliser ? J’ai évoqué plus haut la nécessité d’un conseil des Anciens qui serait le mieux indiqué pour traiter, par exemple, des problèmes ethniques et religieux. Pour moi, cependant, ces forces doivent se cantonner dans leur rôle de prédilection : le dialogue et la concertation. La gestion des affaires revenant à un État tel que le conçoivent les temps modernes.
Que ce soit au Sénégal, au Mali ou au Burkina, ces forces ont joué un rôle salvateur au plus fort des crises. Et si un grand pays comme la Guinée se retrouve dans un état d’extrême fragilité, c’est bien parce que ses forces traditionnelles ont été broyées par le régime de Sékou Touré. Aujourd’hui, ce pays n’a plus ni colonne vertébrale ni repères.
À travers votre ouvrage Peuls, vous avez côtoyé, dans votre récit, la réalité de la gestion et de la transmission du pouvoir dans des entités politiques typiquement africaines. Y a-t-il quelque chose dans vos observations qui vous permette de penser que l’Afrique pourrait s’en inspirer pour construire des environnements politiques plus endogènes et inclusifs ?
Il n’y a pas de mystère si l’empire du Ghana ou le royaume du Congo ont traversé les siècles et suscité l’admiration des navigateurs portugais, c’est bien grâce à l’intelligence et à la solidité de leurs institutions qui collaient parfaitement aux réalités locales. Les États africains reposaient sur deux pieds : la décentralisation et la concertation. Le jacobinisme est un poison propre aux pays francophones.
Vous parlez d’alternance ! Savez-vous que le royaume du Fouta-Djalon a institué l’alternance bien avant les États-Unis et la France ? Les rois s’alternaient tous les deux ans. C’est vrai que le système a connu parfois des ratés, surtout à la fin quand les Européens installés sur les côtes ont commencé à se mêler des affaires du royaume.
Il y a eu les conférences nationales souveraines dans les années 1990. Pensez-vous qu’il faille en refaire une session pour construire des institutions plus inclusives ? Si oui, pourquoi ?
L’Afrique ne peut pas continuer avec ce cafouillage institutionnel là, elle irait droit au mur. Si, à la fin de chacun de ses mandats, le président peut gribouiller une nouvelle Constitution et se refaire une virginité, alors, mieux vaudrait renoncer aux élections et laisser les sergents et les caporaux s’emparer du pouvoir. Ce serait plus clair, plus téméraire et plus prestigieux. Moi, je préfère le putsch militaire au putsch constitutionnel, c’est moins lâche. Le choix de la Cedeao est tout autre, hélas : elle braque les projecteurs sur ce pauvre Assimi Goïta pour mieux dissimuler les turpitudes de ses protégés de Conakry et d’Abidjan !
Au rythme où vont les choses, une session, quelle qu’en soit la forme, s’imposera tôt ou tard. Nos institutions dérapent à tous les niveaux. L’idéal serait de remettre les compteurs à zéro, de confier un ou deux ans la gestion des affaires courantes à des gouvernements de transition pendant que des assemblées constituantes réfléchiraient à des institutions inviolables en tenant rigoureusement compte des failles et des erreurs du passé. Encore une fois, faire précéder les présidentielles des législatives est un piège dans lequel malheureusement beaucoup de pays sont tombés. Cela produit de facto une chambre monocolore et servile.
* 1986, Grand Prix littéraire d’Afrique noire ex aequo, pour « Les Écailles du ciel » ; 2008, prix Renaudot pour « Le Roi de Kahel » ; 2012, prix Erckmann-Chatrian et Grand Prix du roman métis pour « Le Terroriste noir » ; 2013, Grand Prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour « Le Terroriste noir » ; 2017, Grand Prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre.
Propos recueillis par Malick Diawara | Le Point.fr