Probité. Humilité. Respect. » Lorsque Titus Edzoa énonce sa maxime, ses yeux pétillent plus que d’ordinaire. Le Camerounais ne plaisante guère avec la philosophie qu’il a héritée de cinq décennies de pratique du karaté. Il y a quelques semaines, plusieurs de ses élèves l’ont convaincu d’ouvrir une nouvelle salle d’entraînement à Yaoundé. Le « senseï », qui dispensait des cours jusqu’à son incarcération en 1997, a accepté. Ceinture noire, il n’a jamais cessé de pratiquer, même lors des dix-sept longues années où il occupait une cellule de 8 m2 au Secrétariat d’État à la défense de Yaoundé (SED). « Au karaté, on travaille beaucoup le mental, et cela m’a aidé pendant ma détention », se souvient-il.
Condamné à quinze puis à vingt ans de prison en 1997 et en 2012 pour détournement de fonds publics, l’ancien secrétaire général de la présidence (de 1994 à 1996), gracié le 24 février 2014 par Paul Biya, s’est d’abord mis en retrait. « Plutôt introverti », selon ses propres termes, Edzoa a eu « la phobie de la foule » dans les premiers mois qui ont suivi sa remise en liberté. Il est originaire de la région du Littoral (il a grandi à Douala), mais c’est dans sa résidence de Simbok, située en périphérie de Yaoundé, qu’il a petit à petit repris contact avec la réalité. « En prison, j’ai finalement eu la possibilité de prendre un certain recul », explique-t-il. Mais la politique n’est jamais loin: « Quand je suis sorti, je me suis rendu compte que les choses n’avaient pas changé. Les problèmes que j’avais soulevés en 1997 étaient toujours là. »
« Je n’ai jamais cessé de penser à l’avenir de mon pays », poursuit ce chirurgien formé en Italie. En 2018, il publie un ouvrage au vitriol, Cameroun. Combat pour mon pays, dans lequel il dépeint un État ayant « perdu sa respectabilité et sa crédibilité ». Le coup porté au président est rude, Edzoa a longtemps été un intime. En septembre 1981, il avait opéré la soeur de Paul Biya, qui était alors chef du gouvernement. Il avait ensuite été nommé ministre chargé de mission dès 1982, année d’accession au pouvoir de Paul Biya, était devenu conseiller spécial du président, ministre de l’Enseignement supérieur (1992-1993) puis de la Santé (1996-1997), avant de démissionner pour se porter candidat à la présidentielle de 1997. Coupable ambition aux yeux du Sphinx d’Etoudi. Edzoa avait été arrêté quelques mois plus tard.
« Je ne combats pas Paul Biya mais son système de gouvernance », tempère l’intéressé, qui a lancé, le 30 novembre 2019, à Paris, le think tank Cape Cameroun, destiné à favoriser l’émergence des idées nécessaires au développement du pays. Aux côtés de l’ancien journaliste Eric Chinje (lire p. 30), il espère y contribuer au débat politique, en dépassant le cadre des partis traditionnels. Essor de la culture, épanouissement du secteur privé, investissements dans la santé, l’éducation et les nouvelles technologies… Titus Edzoa martèle déjà les axes d’une pensée censée rendre au Cameroun « son identité et ses valeurs ». « Je suis un homme de service. Ce qui guide mon action, c’est l’envie d’être utile à mon pays », confie ce membre de l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix (Amorc), dont fait également partie Paul Biya.
Est-il pour autant un opposant ? En janvier 2018, cet ascète a fait une apparition remarquée au congrès du Social Democratic Front (SDF), alors premier parti d’opposition au Cameroun. À Bamenda, dans un Nord-Ouest déjà ravagé par la crise anglophone, il s’affichait aux côtés du premier vice-président du SDF, Joshua Osih, futur candidat à la présidentielle, et du leader du parti, John Fru Ndi, qu’il connaît de longue date. « Fru Ndi est l’un des rares opposants à avoir dénoncé mon incarcération », se souvient Edzoa. Les deux hommes sont restés proches. « Mais je n’ai jamais eu l’intention de rejoindre le SDF », affirme l’ancien ministre. En réalité, l’enfant de Douala a même conservé sa carte de membre du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir).
Transition
Fin connaisseur des rouages de ce parti, qu’il a contribué à fonder, il espère toujours le changer de l’intérieur. « Ils auraient pu m’expulser mais ne l’ont jamais fait. Je pense donc pouvoir encore leur apporter quelque chose. » Titus Edzoa n’est guère plus tendre avec les formations concurrentes, qu’il estime trop similaires au RDPC. « La priorité de tous devrait être la modification du code électoral. Tant que celui-ci n’est pas amendé, il n’y aura pas d’élections crédibles. » Lui-même aurait préféré ne pas organiser la présidentielle en octobre 2018. « Il fallait d’abord assurer la paix dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest anglophones. » Quant à Maurice Kamto, qui avait prévenu Edzoa de sa candidature bien en amont de l’échéance, il s’est selon lui « précipité ». « Il s’est proclamé vainqueur au lendemain du scrutin alors qu’il savait ne pas pouvoir disposer des preuves.
Je lui aurais conseillé d’attendre », regrette-t-il. Le karaté apprend la patience, disent les maîtres des arts martiaux. La prison également, en particulier quand la détention dure dix-sept ans. « La politique, c’est un combat d’idées. J’essaie de faire parvenir au président ce que je pense par des lettres ouvertes ou des courriers », explique-t-il. Le 26 septembre dernier, il a notamment publié une série de réflexions destinées au Grand Dialogue national, qui devait s’ouvrir quelques jours plus tard. L’ancien ministre y proposait de changer le nom du pays en « République unie du Cameroun ». Un symbole. Et une conviction, celle qu’un retour au fédéralisme serait une erreur. « La décentralisation n’a jamais été réalisée, malgré la loi de 1996. Il faut appliquer notre législation, simplifier l’administration et la rapprocher du peuple », conseille l’ancien ministre.
Surtout, martèle-t-il, il faut « limiter le nombre de mandats du président de la République ». « Un programme politique doit avoir une date butoir. » Nouveau message adressé à son ancien compagnon, Paul Biya : « La prochaine élection a lieu dans six ans. C’est très loin. D’ici là, il peut y avoir une transition. » Titus Edzoa luimême n’exclut pas de se porter candidat à la magistrature suprême, en fonction de la date du scrutin. Mais 2023 lui semble lointain. « Si je ne suis pas candidat, cela ne m’empêchera pas d’apporter mon expérience aux autres », assure-t-il. Pour cet ancien homme fort d’Etoudi, la vie politique a pris, depuis sa libération, des allures de bonus. Se souvenant de ses années de prison, il se réjouit de ne pas avoir été « oublié ». « C’est l’une des pires peurs d’un prisonnier », confie-t-il. Il garde d’ailleurs contact, tant bien que mal, avec d’anciennes connaissances, qui subissent toujours les rigueurs des geôles camerounaises. Il écrit encore discrètement à Marafa Hamidou Yaya, autre ancien secrétaire général de la présidence détenu au SED. Il correspond également avec l’ancien ministre Jean-Marie Atangana Mebara, emprisonné à Kondengui. « Il faut qu’ils sachent qu’on ne les oublie pas. »
Titus Edzoa regarde peu la télévision, et encore moins les chaînes camerounaises. Il n’en a pas moins suivi, depuis sa maison de Simbok, la mutinerie de Kondengui, en juillet 2019. « Cela a eu au moins l’avantage de révéler au monde les terribles conditions de détention », estime celui qui a passé dix-neuf jours dans l’établissement avant d’être transféré au SED en 1997. « Les prisonniers sont traités comme des animaux, se souvient-il. L’infirmerie est un mouroir, à tel point que j’y avais proposé mes services lors de mon passage. » Près de deux décennies d’enfermement ont laissé des traces. Mais rien, dans le regard de Titus Edzoa, ne semble trahir une rancune envers ceux qui ont contribué à sa chute. C’est même avec bienveillance qu’il évoque un Paul Biya visiblement « fatigué ».
Exercice risqué
« Si le président subit l’usure du pouvoir, sa mission devient encore plus compliquée. Mais il a tous les atouts en main pour réussir sa sortie. » Le chef de l’État, avec qui il partage le goût de la musique classique, prépare-t-il son successeur, comme l’avait fait Ahmadou Ahidjo en son temps? « C’est possible, mais je préfère ne pas me mettre dans sa tête, c’est un exercice risqué », sourit le septuagénaire. De passage en décembre dans les locaux de Jeune Afrique, qu’il avait vus pour la première fois du temps de sa bonne fortune, il insiste sur l’importance de limiter le nombre de mandats. Peu porté sur les romans, ce fidèle de Platon, dont il a lu et relu les pensées, garde sans doute en mémoire l’une des phrases du philosophe grec : « La plupart des hommes au pouvoir deviennent des méchants. »