À la quatrième tentative, les avocats du candidat Karoui auront obtenu sa libération. On n’en connaît pas encore les motivations comme on ne connaît pas celles de sa mise en détention préventive le 23 août dernier. Elle intervient à mi-chemin entre les législatives et le second tour de la présidentielle. Karoui affrontera Kaïs Saïed dimanche 13 octobre. Un calendrier éminemment politique. Son parti Au cœur de la Tunisie est arrivé en seconde position avec entre 35 et 39 élus, derrière le parti islamiste Ennahdha, 50/52 députés.
Mobilisation, au plus haut sommet de l’État
Recevant Noureddine Taboubi, le secrétaire-général de l’UGTT, le plus puissant syndicat du pays, Mohamed Ennaceur, le président de la République par intérim, insistait le 24 septembre dernier sur « la garantie de l’égalité des chances au second tour ». Depuis le 15 septembre au soir, Kaïs Saïed pouvait mener campagne alors que son adversaire, Nabil Karoui, résidait en prison. Kaïs Saïed a décidé le 5 octobre d’arrêter de « faire campagne pour des raisons morales ». Si Mohamed Ennaceur endossait publiquement cette position de principe, il était alors inimaginable que le candidat Karoui restât en cellule. Pourtant, il a fallu quatre demandes de libération pour que Nabil Karoui quitte sa cellule. En coulisses, on expliquait qu’il en allait de la réputation de la transition démocratique. Ils sont légion à avoir demandé sa libération. Aux premiers rangs desquels Nabil Baffoun, le président de l’instance électorale. Selma Elloumi, ex-ministre du Tourisme, candidate au premier tour, Abdelkrim Zbidi, candidat et ministre de la Défense, l’ancien ministre des Finances Fadhel Abdelkefi… Pour l’éditeur et écrivain Abdelaziz Belkhodja, soutien de Karoui, « ce n’est pas la justice qui est en cause, mais certaines pratiques politico-judiciaires qui sont en marge du système judiciaire ». Et d’ajouter : « Il s’agit d’une affaire politique, sa résolution sera politique. » Le 2 octobre, le troisième examen de sa demande de libération était « ajourné » en raison de « la grève des magistrats ». C’est aujourd’hui chose faite. Il quittera la prison de La Monarguia dans la soirée.
Une libération à quatre jours du second tour de la présidentielle
La justice a accepté le recours déposé par Kamel Ben Messoud, l’avocat du candidat. Les précédents recours avaient été rejetés, les autorités se déclarant à chaque fois « incompétentes ». À nouveau libre de ses mouvements et de sa parole, le candidat Karoui va tenter de reprendre le contrôle de sa campagne pour Carthage. Il lui reste deux jours avant la fin de la campagne officielle. L’affaire politico-judiciaire a commencé durant la fournaise aoutienne. À un péage.
Une arrestation que Karoui « prévoyait »
Le 23 août, sur une aire d’autoroute, une escouade de policiers en civil passait les menottes à Nabil Karoui. Celui-ci revenait de Béja, une des capitales de ce nord-ouest si défavorisé. Ce fut un coup de théâtre dans la campagne. Au Point, Karoui avait dit craindre son « arrestation ». Ce qui fut fait. Le ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, expliquait qu’il ne fallait pas « chercher midi à quatorze heures pour deviner qui était derrière cette arrestation ». La Kasbah ? « Oui. » La montée en flèche dans les sondages a provoqué un intense émoi au sommet du pouvoir. Le gouvernement a voulu modifier la loi électorale à un mois du dépôt officiel des candidatures. Il a fallu s’y reprendre à deux reprises pour que les amendements soient votés. Béji Caïd Essebsi a refusé de les signer, sa position de principe depuis toujours étant de « refuser l’exclusion ». L’homme est mort le 25 juillet, déclenchant une présidentielle anticipée. Selon Karoui, il ne restait alors que « l’arrestation » pour freiner sa course.
Le prix de la détention ? Dix points de moins
Son incarcération soudaine aura eu un réel impact. Depuis mai, Karoui faisait la course en tête devant Kaïs Saïed. Sigma Conseils le mesurait à trente points avant l’été. Emrhod Consulting arrivait à la même conclusion en juillet, 26 % pour l’homme de médias, 15 % pour Saïed. Les courbes se sont croisées au profit de ce dernier, dix jours après l’arrestation du favori. Si les sondages sont interdits de publication, ils circulent allègrement à Tunis. Ils sont également partagés sur Facebook. Le candidat a perdu « dix points », selon ses dires. Empêché de mener campagne, certains de ses meetings ont été annulés, d’autres animés par son épouse Salwa Smaoui. Au second tour, il a pris du retard. Peut-il recouvrer la dynamique qui était la sienne mi-août ? Délicat en 48 heures.
Une élection législative entre les deux tours de la présidentielle
Le calendrier électoral tunisien est byzantin. Au beau milieu de la présidentielle, on trouvait les élections législatives. Elles se tiendront le 6 octobre. Le parti qui a viré en tête à l’Assemblée des représentants du peuple est Ennahdha. Le parti islamiste ne peut à lui seul obtenir la majorité. Derrière lui, Au cœur de la Tunisie, un peu moins de quarante sièges. Un groupe pivôt. Nabil Karoui théorisait : « un projet global, présidentiel et législatif ». D’autant que son adversaire, Kaïs Saïed, n’a pas de parti, un choix volontaire. « Nous ne sommes absolument pas concernés par les législatives », avait-il déclaré. Son projet politique consiste à faire élire les députés par des élus locaux. Il veut modifier la structure institutionnelle du pays afin que le pouvoir soit rendu à ses citoyens.
De rares soutiens pour Nabil Karoui
Pour le fondateur de Nessma TV, les soutiens sont maigrichons. Difficile de soutenir celui qui était un détenu. On notera celle de l’ex-ministre Fadhel Abdelkefi. Qui a déclaré à la télévision : « C’est mon ami, je l’aime et je voterai pour lui. » En 2017, alors ministre du Développement, de l’Investissement, de la Coopération internationale ainsi que des Finances (par intérim), populaire au point d’être vu comme un prétendant sérieux à la primature, Abdelkefi avait dû faire face à une plainte de la direction des douanes. Il démissionnera du gouvernement Chahed. La Cour de cassation mettra fin aux poursuites en mars 2019. Depuis, l’homme se consacre à son entreprise, Tunisie Valeurs. Mais il a de la mémoire. Ses problèmes judiciaires ont ressurgi (le dossier datait de 2014) alors que son nom circulait pour prendre la tête du gouvernement. La libération de Karoui ne signifie nullement qu’il est innocenté. Depuis 2016, un dossier a été ouvert pour suspicion de blanchiment d’argent. Il est encore sur le bureau du juge. Le temps judiciaire est parfois mystérieux. Avec Karoui libéré in extremis, la campagne peut reprendre un semblant de normalité. « Il lui restera deux jours de campagne officielle », commente une de ses proches. Plus vachard, un autre confie : « Il était candidat à sa libération. »
Par Benoît Delmas | Le Point.fr