C’est une vidéo simple, mais efficace : Guanguan, comme se fait appeler ce youtubeur chinois, se filme au Xinjiang, sur les traces des camps de rééducation dont il a entendu parler dans les médias occidentaux. D’après les décomptes d’ONG et de chercheurs, plus d’un million de membres de la minorité musulmane des Ouïgours ont été internés depuis 2017 dans des « camps de rééducation », bientôt renommés « centres de formation professionnelle ». En 2020, il décide d’aller voir lui-même : « A cause des restrictions du gouvernement chinois, il est très difficile pour les journalistes étrangers de mener des reportages et des interviews au Xinjiang. Alors je me suis dit : les journalistes étrangers ne peuvent pas y aller, mais moi, je peux ! », explique le blogueur, la trentaine, cheveux longs, dans un segment introductif.
Vidéo:
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Dans les faits, contrairement au Tibet, les journalistes étrangers ont la possibilité de se rendre au Xinjiang, mais il est effectivement difficile d’y mener des enquêtes sans être rapidement limité par la police. Guanguan, lui, peut se faire passer pour un touriste et parcourir la région autonome du nord-ouest de la Chine. Et voilà le « vloguer » (blogueur vidéo) en route, avec un objectif : se rendre sur les points GPS identifiés par des chercheurs, où se trouveraient des camps de rééducation, centres de détention ou prisons. Pour ce faire, Guanguan se fonde notamment sur les coordonnées GPS de 260 lieux de détention répertoriés par une enquête du média américain Buzzfeed, récompensé par le prix Pulitzer en 2021. Ces recherches mixent images satellites et informations collectées en ligne pour identifier ces lieux dont beaucoup n’apparaissent pas sur les cartes chinoises.
« Crimes contre l’humanité »
A Hami, ville connue pour ses melons située à l’ouest d’Urumqi, la capitale régionale, Guanguan est contrôlé en quittant l’autoroute, et s’étonne de voir un deuxième checkpoint sur une route de campagne. Mais la police, occupée à contrôler un camion, ne s’intéresse pas à son véhicule venu d’une autre province et conduit par un Han, l’ethnie majoritaire en Chine. Il s’arrête au bord d’un champ de coton en fleurs, à proximité d’un bâtiment gris qu’il filme grâce à un puissant zoom. Mais, sans s’en approcher, il ne peut en confirmer la nature.
Plus loin, il dépasse un camp de désintoxication forcée pour toxicomanes, avec barreaux aux fenêtres et fils de fer barbelés, puis le Centre de détention n° 13, selon la plaque métallique à l’entrée du bâtiment. Le lendemain, dans le Comté autonome kazakh de Mori, Guanguan filme un centre de détention, entouré de hauts murs et de miradors, et un « centre d’éducation et de formation professionnelle agricole ». Les murs d’enceinte sont aussi surmontés de barbelés.
A Urumqi, il visite un quartier du sud où sont installés plusieurs sites hautement sécurisés, dont les murs s’étendent sur des centaines de mètres. Au sommet de l’un d’eux, on peut lire le slogan « Réforme par le travail, réforme culturelle ». A Dabancheng, une petite ville située entre la capitale régionale et Turpan, le blogueur s’approche d’un grand centre de détention. Pour le filmer sans attirer l’attention, il rampe au sommet d’une colline, révélant deux murs d’enceinte, des miradors qui protègent des grands bâtiments blancs aux fenêtres grillagées. A Korla, il découvre un autre centre, situé derrière un camp militaire. En tout, il explore plus d’une quinzaine de sites.
En fin de vidéo, face caméra depuis un bureau, Guanguan évoque aussi la question du travail forcé, dont il a entendu parler auprès de Han vivant au Xinjiang, et conclut : « Lors du mouvement anti-loi d’extradition de Hongkong, le gouvernement et la police n’ont pas hésité à frapper les manifestants sous les yeux de nombreux médias étrangers, alors on peut à peine imaginer les persécutions contre les Ouïgours, loin des regards. Personne ne peut accepter d’être réduit en esclavage, ni de voir d’autres gens traités en esclaves. Que le gouvernement et le PCC puissent être dissous au plus vite et quitter le pouvoir, pour mettre fin à ces crimes contre l’humanité. »
Conscient des risques
Guanguan prend des risques particulièrement importants pour rapporter ces preuves du système de camps par lesquels seraient passés plus de 10 % des onze millions de Ouïgours, au nom de la lutte contre le terrorisme. En Chine, même les journalistes encartés ne se risquent pas à couvrir les sujets les plus sensibles. En tant que simple citoyen, dénoncer cette situation expose ce blogueur à la prison pour diffusion de secrets d’Etat. Il en est conscient : « Pendant tout ce voyage, je n’ai jamais fait de vidéo explicative face caméra sur place, pour des raisons de sûreté, explique-t-il. Parce que, si mes vidéos étaient découvertes lors d’un contrôle, expliquant que derrière moi, se trouve tel ou tel camp de concentration, je risquerais de m’y retrouver moi-même détenu ».
D’autres citoyens chinois ont déjà été arrêtés pour avoir tenté de dénoncer la situation : le site religieux Bitter Winter basé en Italie, qui avait notamment obtenu des images filmées à l’intérieur d’un camp, affirme que 22 de ses contributeurs, membres de communautés religieuses eux-mêmes, ont été arrêtés au Xinjiang, et 45 dans toute la Chine, entre août et décembre 2018.
Le photographe Lu Guang, double lauréat du prix World Press, a aussi disparu en 2018 après un reportage au Xinjiang. Il aurait été détenu puis assigné à résidence, et n’a pas publié une seule photo depuis lors. D’autres ont contribué à faire la lumière sur la situation depuis l’étranger, comme Shawn Zhang, étudiant au Canada à l’époque, l’un des premiers à géolocaliser les camps grâce à des informations disponibles en ligne. Il n’est jamais rentré en Chine. Guanguan semble prendre cette direction : dans sa dernière vidéo, publiée le 19 novembre, il revient sur ses projets récents depuis un parc, à l’étranger. Il se trouve désormais à New York. En sécurité, mais en exil.