Voici sept mois que le mathématicien Tuna Altinel, maître de conférences à l’université Claude-Bernard Lyon-1, est bloqué en Turquie, interdit de quitter le territoire, victime d’un acharnement judiciaire aux accents kafkaïens.
Accusé d’« appartenance à une organisation terroriste », à savoir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui mène une guérilla contre Ankara depuis 1984, il a été placé en détention préventive pendant 81 jours à la prison de Balikesir (région de Marmara), dont il est sorti fin juillet.
Lire aussi La Turquie redouble ses opérations contre les rebelles kurdes du PKK dans le nord de l’Irak
Pour autant, il n’en a pas fini avec la justice turque. La prochaine audience de son procès a été fixée au mardi 19 novembre. Malgré l’absence de toute restriction judiciaire ou interdiction de quitter le pays décidée par le juge, son passeport lui est toujours refusé.
Son crime ? Avoir participé, le 21 février à Villeurbanne (Rhône), à la réunion publique d’une amicale kurde enregistrée en France, au cours de laquelle il a traduit en français les propos d’un intervenant. L’événement a eu lieu en présence de Faysal Sariyildiz, un député en exil du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde, troisième formation au Parlement de Turquie) qui a raconté le calvaire vécu à l’hiver 2015-2016 par la ville de Cizre, au sud-est de la Turquie, majoritairement peuplé de Kurdes.
Cet hiver-là, la petite localité a été encerclée et détruite par les combats qui ont opposé l’armée turque et de jeunes rebelles partisans du PKK, au prix de nombreux morts civils. Un sommet dans l’horreur a été atteint avec la mort de plusieurs centaines de civils qui s’étaient réfugiés dans les sous-sols de trois immeubles du quartier de Cudi. « Un crime que l’Etat veut cacher », assure Tuna Altinel.
« Cette accusation est absurde et antidémocratique », estime ce mathématicien chevronné, militant des droits de l’homme et féru de logique. Or la logique fait défaut dans toute l’accusation qui le vise.
Passeport « invalidé »
Les ennuis ont commencé le 12 avril, dès son arrivée à l’aéroport Sabiha-Göksen d’Istanbul. Installé en France depuis vingt-trois ans, il a gardé la nationalité turque. C’est donc son passeport turc qu’il présente au contrôle.
On lui fait comprendre qu’il y a un problème. Un policier l’emmène dans un bureau. Après un interrogatoire sur son engagement politique et ses liens présumés avec des organisations kurdes, décision est prise de lui retirer son passeport, « invalidé », lui dit-on. La mesure étant illégale – il faut une décision de justice pour priver quelqu’un de son passeport –, le document est officiellement déclaré « perdu ».
Tuna Altinel quitte donc l’aéroport sans passeport. Il ne peut plus, dès lors, sortir du territoire turc et doit renoncer à rentrer à Lyon donner ses cours. Commence alors un parcours du combattant dans les méandres de l’administration. « Pendant un mois, j’ai cherché à comprendre pour quelle raison mon passeport avait été confisqué. »
Persécution des universitaires
Il se rend à la préfecture de Balikesir, où le passeport a été émis. « Vous êtes venu pour rien », lui dit la préposée. A moitié rassuré, il décide de rentrer bredouille à Istanbul. La préposée lui téléphone et lui demande de revenir pour y déposer une photocopie de sa carte d’identité. Il obtempère, accourt à la préfecture où on lui passe les menottes. Le lendemain, il est placé en détention provisoire.
Inédites, son arrestation et les charges qui pèsent contre lui attestent, une fois de plus, du recul des droits et des libertés en Turquie où des centaines d’universitaires ont été persécutés pour leurs convictions. Lors de la prochaine audience de son procès, il risque plusieurs années de prison. Mobilisée, la communauté des universitaires de France suit l’affaire de près. Un comité de soutien a été créé. Une délégation assistera à l’audience.
Me Baptiste Bonnet, qui représente l’université Claude-Bernard Lyon-1, sera présent lui aussi. « Il est important de montrer que nous sommes aux côtés de Tuna Altinel, pas question de le laisser tomber. » L’avocat est d’autant plus sensible au sort du scientifique qu’il est doyen de la faculté de droit de Saint-Etienne, donc universitaire lui aussi. « Il est important que nous défendions la liberté universitaire à la française », insiste-t-il. « Dans le cas de Tuna, la protection constitutionnelle est double, en tant qu’individu et en tant qu’universitaire », rappelle l’avocat.
« La réunion légale d’une association légale »
En réalité, les charges retenues contre le mathématicien par la justice turque semblent bien minces. Comment peut-il être jugé en Turquie pour des propos tenus en France ? « L’unique charge qui pèse contre moi est d’avoir aidé à organiser la réunion légale d’une association légale », résume l’enseignant âgé de 53 ans, petites lunettes d’intellectuel et sourire juvénile.
Autre aberration, la pièce maîtresse du dossier d’accusation est une lettre rédigée par le consulat général de Turquie à Lyon qui « signale » au ministère turc de l’intérieur l’organisation de la conférence. « Notre consul général de Lyon rapporte que Tuna Altinel est celui qui a organisé l’événement et qui a joué un rôle de premier plan durant son déroulement. De plus, il affiche une attitude antinationale sur les sites du PKK et arméniens », stipule la lettre. Et cette conclusion : « Veuillez, s’il vous plaît, prendre toute mesure nécessaire, y compris l’annulation du passeport dudit individu. »
Visiblement, les participants de la conférence ont été passés au crible par les diplomates turcs, occupés à mettre leurs ressortissants en fiche. Ce fichage est devenu monnaie courante ces dernières années. Il vise avant tout les intellectuels et les opposants installés à l’étranger, ce qui fait craindre la mise en place d’une police politique agissant sous couvert d’activité diplomatique. Les renseignements collectés servent ensuite à bâtir des accusations extravagantes, comme dans le cas de Tuna Altinel.