Choix audacieux, le Nobel 2015 vient rappeler que seuls les médiocres ont intérêt à l’absence de démocratie en Afrique.
Amélie Tulet : Le Comité Nobel norvégien vient de primer le quartet qui a sauvé la démocratie tunisienne, et où l’on compte le principal syndicat de travailleurs, l’organisation patronale, la ligue des droits de l’homme et l’ordre des avocats. Peut-on affirmer que le Prix Nobel de la paix 2015 couronne un quartet hautement symbolique ?
Jean-Baptiste Placca : D’ordinaire, les intérêts des organisations réunies dans ce quartet ne se rejoignent pas, pas toujours, ou si rarement. En cela, le symbole est d’une rare puissance, en effet. Et il réside, aussi, dans le fait que, dans toute nation qui aspire au progrès, chacune de ces organisations devrait avoir intérêt à ce que s’instaure une démocratie véritable. Lorsque la démocratie est franche et sincère, les droits de l’homme sont respectés, et les défenseurs de l’homme ont peu ou moins à faire. Nous ne connaissons pas de défenseurs des droits de l’homme qui prient pour que ces droits soient violés, uniquement parce qu’ils ont besoin d’avoir du travail.
Il en est de même pour les avocats, qui aspirent à un état de droit, pour que les droits de leurs clients soient respectés et que la justice ne soit point régie par l’arbitraire et le fait du prince. Une des autres caractéristiques des régimes non démocratiques est la corruption des magistrats, selon que le justiciable sera puissant ou misérable.
Et pour le patronat ?
Contrairement à une idée répandue en Afrique, les organisations patronales aussi ont intérêt à la démocratie, puisque c’est la garantie d’une société juste, dans laquelle les milieux d’affaires ne sont pas tous à la botte des pouvoirs en place. Il est, certes, des hommes d’affaires liés aux pouvoirs, qui enlèvent des marchés à tour de bras, mais ils ne sont, généralement, qu’une infime partie du patronat à relever de cette caste de profiteurs. Dans une société juste et démocratique, les entreprises enlèvent les marchés selon leurs mérites, sans devoir faire la cour aux barons du régime. Même les profiteurs sont en danger, dans des régimes non démocratiques, parce que leur position est guettée par une certaine précarité. Il suffit de si peu pour tomber en disgrâce et tout perdre, en l’absence de l’état de droit.
Les syndicats, enfin
Ils militent pour les droits de tous, notamment des plus vulnérables, et seraient tellement heureux si la société pouvait échapper à l’arbitraire, qui est le propre des régimes non démocratiques.
En somme, si toutes ces organisations pouvaient s’entendre, la démocratie aurait de meilleures chances de s’enraciner sur le continent
Vous l’avez dit ! Et, dans l’actualité continentale de ces dernières semaines, l’on a pu apprécier, au Burkina Faso, à quel point l’action concertée du Balai citoyen et des syndicats a pu ébranler les putschistes et contribuer à faire échec à leur tentative de remise en cause de la transition démocratique. Ce pays a fait, depuis un an, la démonstration de la capacité des différents mouvements de la société civile à imposer la démocratie, avec le soutien d’une partie de la classe politique et même de l’armée – de la frange saine et républicaine de l’armée.
Revenons au Nobel de la paix 2015, attribué à un pays africain, certes, mais la démocratie tunisienne est généralement créditée à l’actif du monde arabe
Que peut l’ignorance contre la géographie ? Il en est qui refusent de voir la Tunisie en Afrique, en effet, mais ceux-là n’ont que l’excuse de l’ignorance. Mais peu importe que certains veuillent priver l’Afrique du crédit de ce prix Nobel de la paix. Les Burkinabè pourraient, tout aussi bien, prétendre à une telle reconnaissance. C’est d’ailleurs une idée pour le Prix Félix Houphouët-Boigny, qui se grandirait en osant un tel choix.
Êtes-vous sérieux ?
On ne peut plus sérieux ! Ce prix, créé en 1989 par le père de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, s’encrasse dans le conformisme. Il sortirait de son relatif anonymat, en se hissant à la hauteur des aspirations actuelles des peuples africains. Après tout, Félix Houphouët-Boigny n’était pas un dirigeant médiocre et a su instaurer, quand il le fallait, le multipartisme dans son pays. Et, s’il avait vécu aujourd’hui, il serait probablement plus indulgent pour « Y en a marre » ou le « Balai citoyen » que pour ces dirigeants africains qui défendent les putschistes de Ouagadougou. Car, encore une fois, seuls les médiocres ont intérêt à l’absence de démocratie en Afrique.
Par Jean-Baptiste Placca