Il ne se passe plus guère de procès de personnalité publique sans accusation d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques et de pratique du « lawfare ». D’où vient ce concept militaire flou mais pourtant de plus en plus utilisé par les politiques ?
Invité mercredi 3 mars du journal de 20 heures de TF1, Nicolas Sarkozy a dénoncé une « injustice profonde » et le fait que « vraiment, on n’est plus devant un tribunal ! Ça relève d’autre chose… ». Mais il s’est refusé à parler de « justice politique », affirmant « faire la différence entre le comportement de certains et une institution ».
Beaucoup de ses soutiens l’ont cependant fait pour lui, en dépit des motivations solides du jugement « Bismuth » que Mediapart publie dans son intégralité. La défense de l’ex-président n’est toutefois pas venue seulement de sa femme, Carla Bruni, qui a osé poster sur Instagram une image de Marianne en pleurs, créée et largement diffusée après les attentats de 2015, pour dénoncer l’injustice qu’aurait subie son mari.
Ou bien d’Éric Zemmour affirmant, sur le plateau de CNews : « On sait que la justice montre, une fois de plus, qu’elle est indépendante du pouvoir politique, même des anciens présidents, mais est-ce qu’elle est indépendante d’Edwy Plenel ? »
Ces réactions prévisibles et risibles se sont en effet accompagnées d’autres propos bienveillants en provenance de la majorité et même de l’opposition. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a ainsi apporté son « soutien amical » en ces « moments difficiles » à son ancien mentor. Marine Le Pen a de son côté estimé que « ça n’est pas aux juges de décider qui est candidat, ça n’est pas aux magistrats d’être chargés d’organiser la primaire de la présidentielle ».
Et, sur France Inter, le ministre de la justice, par ailleurs proche de Thierry Herzog, ami et avocat de Nicolas Sarkozy, lui aussi condamné à trois ans de prison dont un ferme dans la même affaire que l’ex-président de la République, a jugé que cette affaire posait « le problème de la défiance que l’on peut avoir à l’encontre de la justice ». Pour avancer cela, il s’appuie sur une enquête du Cevipof selon laquelle « moins d’un Français sur deux » assure avoir confiance dans la justice.
Jean-Luc Mélenchon, pourtant l’un des opposants les plus notoires à la politique pratiquée par Nicolas Sarkozy lorsque ce dernier se trouvait à l’Élysée, s’est appuyé sur cette même étude dans un blog intitulé « (Si) nous le reprochons aux autres, n’en faisons pas autant ! » en refusant « d’acclamer sans réserve un système de justice à bout de souffle, miné de misères matérielles, lourdement discrédité au point qu’un sondé sur deux dit n’avoir plus confiance en lui ».
Outre les précautions à prendre sur les sondages en matière de confiance accordée à tel ou tel organisme, il faut tout de même noter qu’avec un indice de confiance de 48 %, l’institution judiciaire arrive loin devant les banques, les syndicats, les médias, les responsables religieux, les réseaux sociaux et les partis politiques, bons derniers et crédités seulement de 16 %…
Que des décisions prises par les tribunaux soient reçues comme des injustices est un sentiment fréquent. Et que l’institution judiciaire ne puisse pas, davantage que les autres institutions, prétendre être imperméable au contexte politique et social dans lequel elle se déploie, est une évidence.
Mais, pour le dire comme Julian Fernandez, professeur de droit public à l’université Paris II, « les personnalités en cause cherchent moins à contester les faits qui leur sont reprochés, ou la responsabilité qui pourrait être la leur, qu’à disqualifier les procédures judiciaires engagées à leur encontre. C’est finalement ripoliner la traditionnelle défense de rupture que les avocats Marcel Willard puis Jacques Vergès avaient popularisée ».
Ce ripolinage s’accompagne toutefois, de manière assumée chez Jean-Luc Mélenchon, de manière plus diffuse chez d’autres responsables politiques, d’une notion qui a le vent en poupe, celle de « lawfare », à laquelle la communicante et proche du leader de La France insoumise Sophia Chikirou a même consacré un documentaire intitulé Lawfare, le cas Mélenchon.Le leader de La France insoumise inscrit en effet la condamnation récente de Nicolas Sarkozy dans la bataille qu’il mène depuis près de deux ans contre cette pratique forgée sur la contraction de « law » (« loi ») et de « warfare » (« guerre » ou « combat »).
Le terme s’entend à la fois comme un usage politique de la justice et comme une judiciarisation accrue de la vie politique qui comporte le risque « d’enfermer les débats politiques dans les cours de justice », pour reprendre les termes de la tribune de la rentrée 2019 qui avait lancé le sujet et la polémique afférente.
Signée par 200 personnalités allant du prix Nobel de la paix argentin Adolfo Pérez Esquivel aux anciens présidents brésilien, équatorien et uruguayen Lula, Correa et Mujica, en passant par des figures politiques françaises comme Esther Benbassa et Noël Mamère, ou internationales telles que l’Espagnol Pablo Iglesias ou la Malienne Aminata Traoré, mais aussi des artistes comme le dramaturge britannique Edward Bond, le metteur en scène italien Pippo del Bono, l’écrivain Paco Ignacio Taibo II ou encore le plasticien Claude Lévêque, lui-même rattrapé depuis par la justice, la tribune était parue dans le Journal du dimanche et titrée « Le temps des procès politiques doit cesser ».
Elle affirmait que « la justice ne doit pas servir d’arme de persécution politique. Pourtant c’est devenu le cas aujourd’hui presque partout dans le monde », et jugeait qu’un « seuil est en train d’être franchi. C’est ce que l’on appelle la tactique du “lawfare”. Il s’agit de l’instrumentalisation de la justice pour éliminer les concurrents politiques ».
À une époque où il serait délicat de comparer les tribunaux contemporains à ceux qui instruisirent les procès de Moscou, celui de Prague ou, pour remonter plus loin et parce que les démocraties libérales ne sont pas immunisées contre les procès politiques, à la condamnation à mort des anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti par les juges américains dans les années 1920, le terme de lawfare permet de donner une dimension plus actuelle et intello à des accusations vieilles comme les rengaines contre « le gouvernement des juges ».
Quoi qu’on pense des décisions judiciaires récentes, l’emploi de ce terme dans le champ hexagonal produit au premier abord davantage de confusion que de conviction, pour deux raisons principales. D’abord parce que le concept de lawfare est lui-même sujet à beaucoup d’incertitudes sémantiques et politiques, liées à son itinéraire étrange, puisqu’il se forge dans la vague du New Age des années 1970 pour aboutir entre les mains des néoconservateurs américains, après avoir transité dans la propagande idéologique de l’armée chinoise. Ensuite, parce qu’il s’est développé dans le champ militaire et des relations internationales, et que son usage dans le champ d’une justice nationale constitue le plus souvent un coup de force rhétorique et tactique trop grossier pour bien fonctionner.
« Équilibrer le yin et le yang dans la société »
Dans un article du Case Western Reserve Journal of International Law intitulé « The Curious Career of Lawfare », Wouter G. Werner, professeur de droit international à la Vrije Universiteit d’Amsterdam, examinait la trajectoire étrange d’un terme qui apparaît pour la première fois sous la plume des Australiens Neville Yeomans et John Carlson dans un ouvrage de 1975 plaidant pour une culture juridique fondée sur « l’harmonie, la paix et l’amour » et « équilibrant le yin et le yang dans la société », au sens où l’Occident devrait apprendre de l’Orient et de son art prétendu de régler les conflits de manière plus fluide et apaisée.
Le terme est ensuite repris dans un livre intitulé Unrestricted Warfare, publié par deux officiers de l’armée chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui, avec un autre sens puisqu’il s’agit de montrer que le warfare ne se déroule pas seulement sur le terrain militaire mais aussi dans les domaines médiatique, psychologique, technologique, et donc, dans celui du droit. Et que, de ce fait, les distinctions entre guerre et paix, combattants et non-combattants, conflits armés et guerres de basse intensité sont devenues en grande partie obsolètes.
Mais la popularisation du terme date de la toute fin des années 1990, avec les guerres des Balkans et la re-théorisation de la notion qu’en fit, au début des années 2000, le général américain Charles Dunlap pour décrire la place croissante prise par les questions juridiques dans la conduite des affaires militaires. Avec, en ligne de mire, l’idée que cette reconfiguration ferait peser sur les armées occidentales des contraintes qui les désavantageraient face à des ennemis n’ayant cure du droit international, à l’instar des ces hélicoptères Apache des forces de l’Otan qui avaient dû attendre l’autorisation du Congrès américain pour décoller…Le général Dunlap jugeait donc nécessaire la présence accrue d’avocats militaires pour se préparer aux futures batailles juridiques et à l’intrication croissante entre droit de la guerre et guerre du droit. Vingt ans plus tard, cette dimension s’est définitivement installée sur le terrain militaire.
Cinq conseillers juridiques, ou LegAd (pour Legal Advisor), sont ainsi par exemple déployés en permanence auprès de l’armée française lors de l’opération Barkhane, comme l’explique un récent article du Figaro sur le sujet qui cite l’un de ces conseillers, membre du cabinet du chef d’état-major des armées : « Le LegAd est présent à toutes les phases, de la planification à la conduite d’une opération, pour conseiller utilement le commandement sur l’emploi de la force et de la contrainte. »
Cette présence accrue du droit dans la façon de mener des opérations militaires a abouti à quelques contorsions emblématiques. Ainsi, en 2008, l’armée colombienne, pour sauver la Franco-Colombienne Íngrid Betancourt et d’autres otages retenus par les Farc, fit embarquer ses soldats dans un hélicoptère appartenant à une organisation humanitaire, contrevenant ainsi à la règle qui impose de distinguer les belligérants des humanitaires. Pour assurer un minimum de légalité à l’opération, les militaires embarquèrent donc sans armes, afin de ne pas être considérés comme des combattants…
Ainsi, également, de la tactique dite « frapper sur le toit » (« knocking on the roof ») développée par l’armée israélienne pour contrer l’usage de combattants adverses d’évoluer au milieu de civils, et qui consiste à envoyer une première charge explosive d’intensité réduite sur l’objectif à détruire, un immeuble par exemple, afin de prévenir ses habitants du bombardement imminent.
Passé un délai de cinq minutes, explique la chercheuse Amélie Férey dans un article de la Revue de Défense nationale intitulé « Droit de la guerre ou guerre du droit ? Réflexion française sur le lawfare », les habitants de l’immeuble « deviennent des civils participant aux hostilités et peuvent donc être légalement ciblés ».
Une stratégie à la fois légale et armée reprise par l’US Air Force dans ses bombardements dirigés contre l’État islamique, qui alimente les accusations de legal washing et de détournement du droit aux seules fins de puissance.
En parallèle à ces évolutions juridico-militaires, le concept de lawfare a connu un autre développement dans la période qui a suivi le 11 septembre 2001. Les néoconservateurs américains, dénonçant une forme d’excès procédural, ont retourné le concept afin d’attaquer les ONG brandissant l’arme du droit pour délégitimer la guerre contre le terrorisme, le tout dans un contexte de développement de la justice internationale incarné par la Cour pénale internationale (CPI).
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« Le concept déjà élastique de “lawfare” ne devrait pas être vidé de son sens »
Quel rapport entre cette trajectoire matérielle et conceptuelle du lawfare et l’usage qu’en font aujourd’hui ceux qui veulent protester contre certaines décisions de justice mettant en cause des personnalités politiques ? Il semble a priori lointain. Pour Julian Fernandez, « le concept déjà élastique de lawfare ne devrait pas, sous peine d’être définitivement vidé de tout sens, être employé pour dénoncer toute prétendue ingérence du politique dans la fabrique de la règle et l’exercice de la justice nationale dans le cadre d’États démocratiques ».
Cette généalogie n’est toutefois pas inutile pour comprendre les crispations contemporaines autour de l’instrumentalisation possible de la justice à des fins politiques, pour au moins trois raisons. La première est que ceux qui dénoncent un lawfare de plus en plus prégnant s’autorisent de la critique qui est faite de cette notion dans le champ militaire et international pour l’appliquer à un tout autre domaine. La principale victime de ce détournement d’usage étant le pape, victime d’une lecture peu fair-play, voire intégralement mensongère, de sa propre dénonciation du lawfare.
La tribune du Journal du dimanche évoquait ainsi, parmi les « nombreuses voix qui se sont élevées dans le monde » contre le lawfare, des « autorités religieuses comme le pape François ». Un argumentaire repris par la revue Le Vent se lève, sous la plume de son directeur adjoint de la rédaction, dans un article intitulé « Lawfare : la légalisation des procès politiques ? », qui débute en citant longuement le pape François.
En réalité, la citation, extraite d’un discours papal prononcé en juin 2019 à l’Académie pontificale des sciences sociales devant les participants à une rencontre entre des juges venus de différents pays américains, est largement dénaturée.
Appelant les magistrats à être des artisans de la justice sociale et à ne pas s’en tenir à une définition formaliste du droit ignorante des droits sociaux et économiques, le pape s’en prenait bien au lawfare. Non pour dénoncer des « procès politiques », mais bien pour s’inquiéter des dangers d’une exploitation du droit dans une optique de déstabilisation militaire et géopolitique. « Le lawfare, en plus de mettre en danger la démocratie des pays, est généralement utilisé pour miner les processus politiques et tendre vers la violation systématique des droits sociaux », s’alarmait le pape, prenant comme exemple l’utilisation du droit dans le cadre d’une revendication territoriale en appui à une pression armée.
La récupération est d’autant plus flagrante que le pape, tout en relevant le paradoxe juridique d’une époque marquée par « un phénoménal développement normatif » en même temps que par « une détérioration dans l’exercice effectif des droits globalement consacrés », s’en prenait notamment, et vivement, à la « corruption ». Il concluait que la démocratie, pour ne pas demeurer une fiction nominale sans dimension concrète, devait être garantie par les institutions judiciaires, attaquées par ceux-là mêmes qui dénoncent l’inflation du lawfare.
Le deuxième enseignement à tirer de la généalogie du lawfare réside dans le constat que ce néologisme, avec ses contours flous et sa capacité de désigner pratiquement tout et son contraire, aussi bien l’instrumentalisation politique de la justice que l’usage politique du droit, circule beaucoup et facilement à travers le monde, capable de passer des cercles New Age australiens à la propagande de l’armée populaire de Chine, pour aboutir aussi bien entre les mains des organisations de défense des droits humains que des faucons étasuniens.
Cela peut avoir comme effet bénéfique d’obliger à des formes de décentrement vis-à-vis des cadres du droit et de la justice pratiqués en Occident, qui peuvent avoir tendance à se vivre comme neutres et universels. Les anthropologues d’origine sud-africaine John et Jean Comaroff ont ainsi exploré, en se fondant sur la notion de lawfare, les usages du droit comme moyen de domination en contexte colonial et postcolonial, dans l’ouvrage Law and Disorder in the Postcolony, paru aux Presses de l’université de Chicago en 2006.
Mais cela peut aussi avoir comme effet de permettre toutes les confusions, comme lorsque la tribune du Journal du dimanche met sur le même plan le sort de Lula, dont les investigations de The Intercept ont montré qu’il avait été victime d’une cabale politique et judiciaire pour l’empêcher de se présenter contre Bolsonaro, un président d’extrême droite qui a ensuite nommé le procureur ayant mené l’enquête contre l’ancien président brésilien au poste de ministre de la justice, et les perquisitions menées au siège de La France insoumise, même si le manque d’indépendance du parquet dans l’Hexagone pourra toujours alimenter les soupçons d’une justice aux ordres.
Le dernier point important à retenir de cette histoire porte sans doute sur ce que l’émergence de la notion de lawfare raconte, en creux, de notre rapport à la politique. Telle qu’elle est formulée par les généraux chinois Qiao et Wang, l’extension tous azimuts du lawfare et des territoires du warfare signifie que la politique n’est plus seulement la continuation de la guerre par d’autres moyens, mais qu’elle n’est finalement qu’une manifestation de l’attitude guerrière.
Sans aller jusque-là, le sentiment d’une prégnance de la possibilité que la justice soit instrumentalisée à des fins antidémocratiques en dit sans doute moins sur la justice elle-même que sur l’affaissement des démocraties libérales, condamnées à la métamorphose ou à la disparition.
La tribune s’inquiétant de l’enfermement des « débats politiques dans les cours de justice » ne cerne donc qu’une partie de l’histoire. Le souci n’est pas que la justice s’en prenne à des hommes politiques pour des soupçons de corruption avec sans doute moins de tolérance aujourd’hui qu’hier, mais que les arènes politiques des démocraties libérales fonctionnent de plus en plus mal, parce que l’impuissance du politique est croissante, parce que les représentants y sont de moins en moins représentatifs, parce que les exécutifs, par autoritarisme ou pragmatisme, marginalisent les parlements ou encore parce que beaucoup de partis politiques, à l’instar du Rassemblement national ou de Les Républicains, tout en tenant des discours martiaux sur la nécessité de condamner fortement les délinquants, s’accommodent de chefs et de systèmes marqués du sceau de la corruption. Si les arènes où se tiennent les débats politiques étaient aussi transparentes et efficientes que celles de la justice, quels que soient ses défauts ou insuffisances, gageons qu’elles seraient moins suspectées d’être instrumentalisées et instrumentalisables.
Médiapart 6 mars 2021 Par Joseph Confavreux