Des militants de l’opposition chantent après l’arrivée de M. Zuma à la Cour constitutionnelle, le 9 février.
C’est une des forces de l’Afrique du Sud : les questions les plus graves, les plus insolubles, trouvent parfois des solutions devant les cours de justice. C’est devant la plus importante d’entre elles, la Cour constitutionnelle, que le président Jacob Zuma a enregistré, jeudi 31 mars, une défaite assortie d’une humiliation.
En direct à la télévision, suivis par tout un pays retenant son souffle comme devant la plus réussie des séries à scandale, ses juges ont annoncé leur décision, prise à l’unanimité, de demander au chef de l’État de rembourser une partie des sommes engagées pour les travaux dans sa résidence privée de Nkandla, dans le Kwazulu-Natal. Plus grave encore, les juges ont estimé que le fait d’avoir fait payer par l’État ces travaux – emblématique de l’atmosphère de dérive et de soupçons de détournement de fonds publics qui règne depuis l’arrivée de Jacob Zuma au pouvoir en 2009 – constituait une atteinte à la Constitution.
Voilà qui ouvre la voie à d’autres procédures judiciaires, y compris l’hypothèse de tentatives de destitution, alors que le pays vit, depuis trois mois, dans un climat de batailles politiques concentrées autour de la personnalité du chef de l’État.
Jacob Zuma était arrivé au pouvoir en 2009, déjà nimbé d’un parfum de scandale. Il venait d’échapper à des accusations de viol et de corruption. Bientôt, on le verrait s’entourer d’hommes d’affaires venus d’Inde, les frères Gupta. Ces entrepreneurs sont devenus influents au point de jouer un rôle dans la nomination de ministres clés, dont celui des finances. Mais dès l’origine, Nkandla est devenu l’emblème de toutes les dérives à venir. Les travaux entrepris dans la résidence devaient renforcer la sécurité des lieux. Dans ce cadre, ils auraient pu légitimement coûter jusqu’à 100 000 rands (8 000 euros). En réalité, il en a été dépensé 246 millions (20 millions d’euros à l’époque), incluant un héliport, des ascenseurs, une clinique privée (les voisins n’y ont pas accès, la région ne compte pas d’hôpital), mais aussi quelques fantaisies devenues célèbres : une piscine présentée, lorsque le scandale éclata, comme une réserve d’eau en cas de départ de feu dans les multiples bâtiments, devenue par conséquent « piscine à incendie », ou encore un poulailler et un kraal (enclos à bétail)
« Rembourse l’argent ! »
Des factions au sein du parti au pouvoir se sont alliées pour tenter de renverser le chef de l’Etat
Pour se débarrasser du problème Nkandla, tout a été mis en œuvre. La méthode du tsunami juridique, d’abord, pour noyer le dossier, quitte à pousser des ministres ou le Parlement à s’engager pour protéger le chef de l’Etat. Intimidation de la médiatrice de la République, Thuli Madonsela, héroïne nationale engagée dans le dossier, et qui n’a jamais plié.
Rien de tout cela n’est parvenu à éteindre l’affaire, portée devant la Cour constitutionnelle par deux partis d’opposition, dont le EFF (Combattants de la liberté économique), qui passent le plus clair de leurs séances au Parlement à hurler à Jacob Zuma : « Rembourse l’argent ! Rembourse l’argent ! », quitte à se faire expulser. Thuli Madonsela avait conclu, il y a plusieurs mois, à la nécessité pour Jacob Zuma de rembourser une partie des travaux. Sans avoir pu imposer sa volonté. « Cette décision (de la Cour constitutionnelle) est importante à plusieurs égards. Au premier chef, elle souligne clairement l’importance des pouvoirs de la médiatrice de la République, ce qui aura des conséquences pour d’autres dossiers en cours », analyse Phephelaphi Dube, du Centre pour les droits constitutionnels (CCR).
Dans soixante jours, Jacob Zuma saura quelle proportion des 246 millions de rands il lui faudra rembourser. Mais, dans l’intervalle, la bataille ne cessera pas. La décision de la Cour constitutionnelle, jeudi 31 mars, a été lue par son président, Moegeng Moegeng, un juge considéré comme inféodé, à l’origine, à Jacob Zuma. Le processus de verrouillage des institutions, comme du parti au pouvoir, l’ANC, entrepris avec soin depuis 2009, serait-il en train de céder ?
Il y a des gens au sein de l’ANC qui montrent leur volonté qu’un grand ménage soit fait
Jusqu’ici, Jacob Zuma semblait hors d’atteinte et exercer un contrôle si total sur l’ANC que cela créait, en substance, les conditions de son impunité, malgré de nombreuses affaires mises à jour par la presse sud-africaine. « Ce qui vient de se produire constitue une excellente nouvelle pour l’Afrique du Sud, s’enthousiasme William Gumede, président de la fondation Democracy Works. Les institutions viennent de se remettre à fonctionner. Par ailleurs, il y a des gens au sein de l’ANC qui montrent leur volonté qu’un grand ménage soit fait. Tout cela se conjugue, et redonne foi dans notre démocratie. Je dirais même qu’à l’échelle de l’Afrique on ne peut pas imaginer beaucoup de pays où tout cela se serait passé de cette façon. »
« Le goût du sang »
Le « modèle sud-africain », appuyé sur sa Constitution, serait-il en train en train d’échapper à l’emprise d’un groupe de prédateurs ?
Le « modèle sud-africain », appuyé sur sa Constitution, serait-il en train en train d’échapper à l’emprise d’un groupe de prédateurs, aux frontières de la politique et des affaires ? Il est trop tôt pour l’affirmer. Mais l’Afrique du Sud, et l’ANC (Congrès national africain), le parti centenaire de Nelson Mandela, au pouvoir depuis 1994, est à un moment charnière. Car, chose impensable il y a quelques mois seulement, un vent de révolte anti-Zuma s’est levé.
Il est possible de dater son élément déclencheur. Le 9 décembre, le respecté ministre des finances, Nhlanhla Nene, était soudain démis de ses fonctions, puis remplacé par un obscur fonctionnaire provincial. La manœuvre avait été interprétée comme un raid sur les finances publiques sud-africaines, mené en sous-main par des affairistes, schéma dans lequel la famille Gupta semble très impliquée. Depuis, les révélations pleuvent et entretiennent l’idée que les dérives de l’ère Zuma constituent une menace pour l’Afrique du Sud. Un plan de construction de centrales nucléaires qui pourrait se monter à mille milliards de rands (60 milliards d’euros) flotte comme une menace pour le futur du pays. Les Gupta, encore eux, pourraient y être associés comme fournisseurs de combustible.
Avant d’en arriver là, la décision de révoquer le ministre des finances avait eu un effet grave et immédiat sur l’économie. Dans la foulée, le rand avait perdu un cinquième de sa valeur et la Bourse avait décroché. Conscients des dommages irréparables que pourrait représenter la gestion du ministère des finances confié à un débutant, assisté d’aigrefins proches des affaires de la famille Gupta, des responsables de l’ANC ont mené une fronde pour faire révoquer le protégé de Jacob Zuma. « Ils ont testé le goût du sang », résume une source bien informée en évoquant les ennemis de Jacob Zuma, y compris parmi ses anciens alliés. Depuis, le mouvement s’est étendu.
Plusieurs factions à l’intérieur du parti ont joint leurs forces. Certains se montrent à visage découvert. C’est le cas de son secrétaire général, Gwede Mantashe, ancien président du Parti communiste sud-africain (SACP), associé à l’ANC dans le cadre de l’alliance tripartite pour diriger le pays aux côtés de la centrale syndicale, la Cosatu. Gwede Mantashe a déclaré au sujet de Jacob Zuma : « Il n’est pas intouchable, il est le président. » Dans la foulée, une réunion du Comité national exécutif de l’ANC avait lieu pour se pencher sur le cas de l’intervention des Gupta dans le processus de sélection des ministres. Une enquête est en cours. Elle est placée sous la responsabilité de Gwede Mantashe.
Selon de bonnes sources, d’autres factions au sein du parti au pouvoir se sont alliées pour tenter de renverser le chef de l’Etat, ou tout au moins de le neutraliser et pousser leurs pions en vue de la conférence élective du parti, qui doit avoir lieu fin 2017. Un groupe de vingt-cinq hauts responsables influents de l’ex-aile armée de l’ANC au temps de la lutte, Umkhonto we Sizwe (la pointe de la flèche, MK), est aussi entré dans le jeu, derrière le général Siphiwe Nyanda. « Nous sommes de plus en plus préoccupés par le phénomène de razzia sur l’Etat », déclarent-ils. Le groupe des vétérans de MK (dont le président Kebby Mphatsoe, allié de Jacob Zuma, n’est pas signataire) pèse lourd en poids d’histoire, d’influence. Il réclame « l’établissement d’une commission d’enquête indépendante » pour éclaircir la situation concernant l’influence des Gupta et restaurer « le prestige de notre glorieux mouvement et de l’Etat ».
Les espoirs conjugués des anti-Zuma et de ceux que les dérives actuelles inquiètent vont-ils conduire à une mise en danger du chef de l’Etat ? Il est trop tôt pour le savoir, comme le rappelle Phephelaphi Dube : « Même s’il est exact que le fait que la décision de la Cour établissant explicitement que le président a failli à ses devoirs constitutionnels constitue un terrain ouvrant la possibilité qu’il soit démis de ses fonctions, il demeure que, pour qu’une procédure de cette nature aboutisse, il faut que ce soit approuvé par un vote aux deux tiers de l’Assemblée. Compte tenu de la présence écrasante de l’ANC au Parlement, c’est très peu probable. »
Source : Le Monde | Par Jean-Philippe Rémy (Johannesburg, correspondant régional)