L’empoisonnement d’Alexeï Navalny confirmé, une nouvelle question se pose : qui est coupable ? Elle risque d’agiter longtemps les observateurs de la Russie et tous ceux qu’un tel crime ne laisse pas indifférents. Certains pointeront le doigt vers les tours du Kremlin, arguant qu’une attaque aussi sérieuse ne peut être commise sans l’aval des plus hautes autorités. D’autres hausseront les épaules : comment croire que Vladimir Poutine pourrait être impliqué dans un acte qui nuit à son image – supposant ainsi que l’étalon de la politique russe est le jugement qu’en ont les Occidentaux.
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En réalité, la question des responsabilités est à la fois majeure et secondaire. Sur les réseaux sociaux, de nombreux Russes n’ont pas attendu le transfert à Berlin d’Alexeï Navalny pour proclamer : #NousSavonsQuiEstCoupable. Un ambassadeur de France, celui pour les droits de l’homme, leur a emboîté le pas. Derrière ces mots, il y a une vérité simple : la violence politique est inhérente au système Poutine.
La responsabilité de celui-ci porte un nom : l’impunité. Identifier et punir les coupables implique de s’en remettre à la justice. Ce réflexe naturel dans un Etat de droit est, en Russie, un cul-de-sac : la justice n’y a pas pour rôle d’établir la vérité. Dans les affaires sensibles encore plus qu’à l’ordinaire, elle n’est qu’un outil dans les mains des services de sécurité. Résultat : depuis vingt ans, les agressions et meurtres à caractère politique commis en Russie (contre des responsables politiques ou des journalistes) ont en commun de rester sans coupable. Pour ceux qui disposent des bons appuis, la violence létale est quasiment légalisée.
La réaction de Vladimir Poutine à l’assassinat de Boris Nemtsov, en février 2015, a été relatée par de nombreux témoins. Le président aurait, dit-on, été sincèrement choqué par le meurtre de cet ancien vice-premier ministre, qu’il connaissait bien, qui plus est sous ses fenêtres. Pour autant, la justice russe n’ira jamais plus loin que quelques exécutants, tous venus de Tchétchénie, sans interroger la responsabilité des autorités de Grozny. Dans le cas de M. Navalny, le comité d’enquête, saisi aux premières heures du 20 août, n’a même pas annoncé l’ouverture d’une enquête.
L’impunité, un mode de fonctionnement
L’impunité est plus qu’une décision politique, elle est un mode de fonctionnement. Par principe, on ne lâche pas « les siens », « svoi » – ceux des services ou de l’élite politique. Lorsque le Royaume-Uni, en 2007, désigna les responsables de l’assassinat de l’ancien agent Alexandre Litvinenko, la réponse de Moscou fut d’offrir un fauteuil de député au chef du commando.
Le cas de Sergueï Magnitski, avocat tué en prison pour avoir dénoncé une fraude au fisc, est un autre cas d’école : il ne relève pas de l’affaire d’Etat mais de la simple avidité de policiers et membres des services corrompus. Les punir serait allé dans le sens de l’intérêt public et de celui des citoyens, mais ces considérations pèsent peu face à la cohésion du clan, de la caste. Les responsables de la mort du juriste ne furent jamais inquiétés, et dès que l’Ouest s’en mêla, ils furent promus.
Reste une autre question : comment la violence s’est-elle à ce point imposée dans la sphère politique ou comme mode de règlement des conflits ? L’exemple de Boris Nemtsov est emblématique, là encore. Certains y ont vu le signe d’une spécificité tchétchène, un territoire à part dans lequel le droit russe ne s’appliquerait pas – échec criant de la verticale du pouvoir bâtie par M. Poutine. La logique est en réalité inversée : ce sont bien les mœurs violentes de la Tchétchénie kadyrovienne qui ont contaminé Moscou.
Sur les télévisions russes ou dans ce qui tient lieu de débat politique, la violence est omniprésente. Elle prend la forme, en particulier depuis 2014, d’incessants appels à la haine, d’une dénonciation des ennemis et des traîtres. Alexeï Navalny était l’un d’eux. Même empêché de se présenter à la moindre élection, l’opposant représentait une menace pour le régime, avec son obstination à faire battre les candidats du pouvoir. La surveillance et le harcèlement dont il faisait l’objet disent assez son importance.
« Chiens de garde » du régime
Les raisons de cette brutalisation, de cette banalisation de la violence, ne relèvent pas seulement de l’opportunisme. Elles tiennent aussi à l’histoire de ceux qui sont aux manettes de l’Etat, autour de l’ancien officier du KGB Vladimir Poutine. Le traumatisme de la violence politique commise à l’époque soviétique n’a jamais été assimilé, digéré, en Russie ; il est désormais, de plus en plus relativisé, justifié. Les silovikis (hommes des structures de force) au pouvoir se revendiquent volontiers comme les héritiers des diverses polices politiques.
Ils ont amené avec eux, au sommet de l’Etat, des méthodes policières désormais indissociables de la conduite des affaires de l’Etat, qui voient en l’opposant un ennemi. A cet héritage s’ajoute celui des années 1990 mafieuses, durant lesquelles la violence touchait chaque pan de la vie publique, de l’économie, des relations sociales.
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Ces dernières années, le poutinisme a aussi inventé une autre manière d’utiliser la violence, en la déléguant à des acteurs « privés » ou à des groupes au sein des services secrets pouvant agir en marge de leur hiérarchie. Ces « chiens de garde » du régime, comme les appelle la politiste Tatiana Stanovaya, permettent aux autorités de ne pas se salir les mains, notamment lors d’opérations à l’étranger. En échange de leur loyauté et de leur utilité, ils peuvent se sentir libres de régler leurs propres comptes, ou d’interpréter la volonté du chef à leur façon.
Plusieurs observateurs rappellent qu’en dénonçant la corruption des élites, Alexeï Navalny s’est constitué une longue liste d’ennemis personnels. Parmi eux, certains de ces hommes. Le plus connu de ces oligarques de la violence est Evgueni Prigojine, associé aux usines à trolls ou aux mercenaires de Wagner. Dans le passé, son nom a été cité dans un empoisonnement, celui du mari d’une proche collaboratrice de M. Navalny.
Cela ne dédouane en rien Vladimir Poutine. Il y a même fort à parier que la violence politique qu’il a contribuée à installer dans les affaires de l’Etat lui survive. Se débarrasser de ce cancer si profondément enfoui sera, un jour, vital.