Quand Yoweri Museveni est né, on l’a tout de suite mis sur une vache. C’est le rite de passage chez les Banyankole Bahima, son ethnie, qui peuplent le sud-ouest de l’Ouganda. On donne au bébé un arc et des flèches. « C’est ta vache, défends-la maintenant ! », encourage la famille. Si l’animal meurt, le garçon sera considéré comme peu chanceux. Mais si la vache vit longtemps, et a une importante descendance, alors l’enfant pourrait avoir un grand destin. « La mienne a très bien réussi, malgré toutes les vicissitudes dont elle a souffert », racontera plus tard Yoweri Museveni.
Légende ou réalité ? La scène est en tout cas racontée par le président ougandais dans son autobiographie, Sowing the Mustard Seed (« Semer la graine de moutarde », 1997, Macmillan Education, non traduit). Pas besoin de lire très longtemps entre les lignes. La vache de Museveni, c’est l’Ouganda.
Candidat à un cinquième mandat, ce jeudi 18 février, jour du premier tour de l’élection présidentielle, le vieux bouvier de 71 ans, au pouvoir depuis 1986, ne compte pas rendre la liberté à son troupeau. « Comment pourrais-je quitter une bananeraie que j’ai plantée et qui commence à donner des fruits ? », a-t-il déclaré au début de l’année, avec ses éternels airs d’acteur de théâtre. Son slogan de campagne en dit long : « Mon Pays, mon Président ». Comme si les deux ne faisaient qu’un.
« Vaguement de gauche »
Yoweri Kaguta Museveni naît en 1944 à Ntungamo sur les terres de l’antique royaume d’Ankole, alors incorporé au Protectorat britannique de l’Ouganda. Museveni, « Fils d’un homme du septième » (de seven, « sept » en anglais), est un nom de combat, hommage au 7e bataillon des troupes coloniales du King’s African Rifles, où ont combattu nombre d’Ougandais pendant la seconde guerre mondiale. Son père hérite d’une centaine de vaches. En paysan aisé, il envoie son fils étudier chez les anglicans.
Dès le lycée, le jeune Museveni se cherche un modèle. « Il était vaguement de gauche, vaguement révolutionnaire », se souvient Gérard Prunier, historien et spécialiste de l’Ouganda. Son regard se tourne vers la Tanzanie socialiste de Julius Nyerere. La capitale Dar Es Salam est alors, dans les années 1960 et 1970, la Mecque du socialisme africain. « On y trouvait de tout, depuis les guérilleros communistes jusqu’aux sociaux-démocrates. Nyerere protégeait tout le monde », ajoute Prunier.
En 1967, Museveni part pour l’université de Dar Es Salam, où il étudie l’économie et les sciences politiques. Sur les bancs de la fac, il côtoie Walter Rodney, historien guyanais, radical et anticolonialiste, se lie d’amitié avec John Garang, futur chef de la rébellion sud-soudanaise. Avec un groupe d’amis, il rejoint les zones libérées par le Front de libération du Mozambique (Frelimo), d’orientation communiste, qui se bat alors contre le colon portugais. Le futur président y reçoit une première formation militaire. « A l’époque, je n’étais pas un très bon tireur, mais je me suis amélioré plus tard », raconte-t-il dans son autobiographie.
Le 25 janvier 1971, Idi Amin Dada, chef d’état-major de l’armée, renverse le président Milton Obote, qui dirigeait l’Ouganda d’une main de fer depuis l’indépendance en 1962. Yoweri Museveni sent son heure venir. Réfugié en Tanzanie, il fonde son propre mouvement, Front for National Salvation (Fronasa), marqué à gauche, anti-Idi Amin, mais aussi anti-Obote.
Entré dans la clandestinité, il effectue d’innombrables allers et retours en Ouganda, cache des armes, structure le réseau de ses partisans, use de faux noms (Kassim, Abdalla, Mugarura) au gré des circonstances. Ses aventures, qu’il racontera par le menu, feront sa légende. Ainsi, un soir, à Mbale, sur les pentes du mont Elgon, la maison où se trouve le futur président ougandais est encerclée par quinze soldats. Museveni s’enfuit miraculeusement à travers les forêts d’eucalyptus et les herbes hautes, déchargeant son pistolet sur les soldats dans la nuit qui tombe, caché derrière les arbres. Un récit entre Rambo et Jean Moulin.
Le 30 octobre 1978, le régime sanguinaire d’Idi Amin Dada signe son acte de décès en annexant une région frontalière de la Tanzanie. Nyerere mobilise ses troupes et s’appuie sur les Ougandais en exil. L’ubuesque tyran est renversé l’année suivante. Dans le gouvernement qui le remplace, Museveni devient ministre de la défense. Mais très vite, l’unité de façade s’effondre. En 1981, après des élections contestées qui voient le retour au pouvoir de Milton Obote, Museveni prend le maquis.
«Chantre du capitalisme en Afrique»
L’acte fondateur de la rébellion se produit le 6 février 1981. A la tête de 34 hommes, dont seulement 27 armés, le groupe de Museveni attaque victorieusement les baraques militaires de la ville de Kabamba, mettant la main sur de précieux stocks d’armes et de munitions. Aux côtés de Museveni, on trouve un jeune Rwandais. Un grand type, sec, autoritaire, intelligent, d’ethnie tutsi : Paul Kagamé. Le futur président du Rwanda se battra au côté de Museveni jusqu’à sa prise du pouvoir.
Depuis son bastion de Lowero, à 60 km au nord de la capitale Kampala, Museveni met en application les techniques de guérilla apprises à l’école mozambicaine. Mais en imposant un strict code de conduite, il obtient le soutien de la population. Il crée la National Resistance Army (NRA), branche armée du National Resistance Movement (NRM), parti aujourd’hui au pouvoir. Dans un programme en dix points qui fera date, Museveni et ses partisans s’engagent pour la démocratie, la justice sociale, contre la corruption et le despotisme. Dans son combat, Museveni obtient le soutien ambigu du colonel Kadhafi.
Le 29 janvier 1986, après cinq ans de lutte armée, les soldats de la NRA entrent dans Kampala. Museveni, moustachu et sûr de lui, casquette sur la tête et chemise ouverte, fait une arrivée théâtrale, à bord d’une rutilante Mercedes, pour y prêter serment. Le nouveau président, âgé de 42 ans, promet « un changement fondamental » pour l’Ouganda.
Dans un pays dévasté par la guerre civile, l’économie est la priorité. Les dirigeants jettent leurs idéaux socialistes et leurs treillis aux orties et optent pour le complet cravate. Dès 1987, Kampala passe un accord avec le FMI et la Banque mondiale et profite d’une aide internationale substantielle. L’État dévalue à plusieurs reprises le shilling ougandais, favorise l’investissement privé, encourage les Indiens expulsés par Idi Amin Dada à rentrer au pays et opte pour une cure d’amincissement, privatisant jusqu’à l’Uganda Commercial Bank, la « banque du peuple ».
« Beaucoup de gens disent qu’il y a deux Museveni, celui du bush et celui au pouvoir, et que s’ils se rencontraient, ils ne se reconnaîtraient pas, sans doute même qu’ils se combattraient »
Le redressement est spectaculaire. Une classe moyenne émerge et les investissements étrangers pleuvent. L’Ouganda connaît une croissance moyenne de 6,5 % dans les années 1990, et de plus de 7 % dans les années 2000. Le taux de pauvreté est divisé par trois en l’espace de vingt ans. La « perle de l’Afrique » devient un modèle et un laboratoire des politiques libérales appliquées au continent. « On voyait Museveni comme un animal politique marxiste, hostile au consumérisme. Mais force est de constater qu’il est devenu le principal chantre du capitalisme en Afrique », explique Tabu Butagira, reporter au quotidien kényan Daily Monitor.
Les troupes de Museveni rétablissent la sécurité et mettent à genoux les rébellions du nord du pays, en particulier la cauchemardesque Armée de résistance du Seigneur (LRA) de Joseph Kony et ses milliers d’enfants soldats, chassée d’Ouganda en 2006. Des quotas, imposés par Museveni, permettent l’entrée des femmes au sein du parlement ougandais, qui compte aujourd’hui plus d’un tiers de députées.
« M7 », comme on le surnomme (en raccourci de son nom), est élevé par Bill Clinton, avec Paul Kagamé, ou l’Ethiopien Meles Zenawi, dans la catégorie des « nouveaux dirigeants africains », tournant le dos aux Idi Amin Dada et autre Bokassa. Mais l’ancien maquisard ne se contente pas de la reconnaissance de Washington. Museveni rebat les cartes du continent, envoyant plusieurs milliers de ses soldats se battre en Somalie contre les Chabab, ou au Soudan du Sud, pour soutenir son vieil ami John Garang, en lutte contre Khartoum.
L’Ouganda sert de base au Front patriotique rwandais de Paul Kagamé, qui prend le pouvoir à Kigali en 1994. Ensemble, les anciens compagnons d’armes lancent en 1996 une opération militaire conjointe au Zaïre, exterminant les réfugiés et anciens génocidaires hutus, renversant Mobutu et pillant sans merci les riches sous-sols congolais.
« Un homme vaniteux »
A son arrivée au pouvoir, Museveni écrivait : « Le problème de l’Afrique en général et de l’Ouganda en particulier, ce ne sont pas les peuples, mais les dirigeants qui veulent rester trop longtemps au pouvoir. » Trente ans plus tard, Museveni est toujours en place, rejoignant un club d’inamovibles autocrates africains, tels Robert Mugabe au Zimbabwe, Paul Biya au Cameroun, José Eduardo dos Santos en Angola ou encore Teodoro Obiang en Guinée équatoriale.
La moustache s’est affinée. La casquette a été troquée contre le chapeau beige à cordelette, style gentleman farmer. Le jeune loup en treillis, au corps musclé, est devenu un vieux lion un peu empâté, jouant au papy malicieux et cabotin, jamais à court d’anecdotes ou de références à ses nombreuses vaches. Mais, contrairement aux apparences, le pouvoir a durci Museveni. Depuis dix ans, les manifestations sont réprimées par une police qui n’hésite pas à enlever et à torturer les opposants trop actifs. Comme Denis Sassou-Nguesso au Congo et Paul Kagamé au Rwanda, Museveni change dès 2005 la Constitution ougandaise pour briguer un nouveau mandat. En 2006 puis en 2011, il est réélu. Toujours au premier tour. Toujours avec des soupçons de fraude.
Dans le même temps, son poids sur la scène africaine diminue. Sa médiation au Burundi, débutée en juillet 2015, a été un fiasco. L’allié américain a pris ses distances, choqué par les persécutions du régime contre les homosexuels. Les frères de lutte ne sont pas plus tendres. Kizza Besigye, son ancien médecin du « bush », est devenu, au fil des années, son principal opposant. « Beaucoup de gens disent qu’il y a deux Museveni, celui du bush et celui au pouvoir, et que s’ils se rencontraient, ils ne se reconnaîtraient pas, sans doute même qu’ils se combattraient, confie ce candidat de l’opposition, brièvement arrêté par la police à Kampala, lundi 15 février. Mais il n’y a qu’un Museveni. Le pouvoir a révélé sa vraie nature : un homme vaniteux, souhaitant tout contrôler, motivé uniquement par son propre intérêt. » Oubliés, les idéaux du maquis. « Force est de constater que Museveni est devenu tout ce qu’il a combattu quand il était jeune, reconnaît Gérard Prunier. Il est l’image du tyran africain que lui-même dénonçait. »
Songe-t-il à passer la main ? « Même s’il le voulait, il ne pourrait pas quitter le pouvoir, estime Jeff Ssebagala, de l’association Unwanted Witness, qui se bat contre les exactions de la police. Sa femme est députée et ministre de son gouvernement. Son frère est l’un des chefs de l’armée, un des personnages les plus puissants du régime après lui. Son fils dirige les forces spéciales. Ils ne peuvent pas le laisser partir. S’il vit vingt ans de plus, il passera cinquante ans au pouvoir. » Et mourra sur scène, comme un acteur.